Les sociétés qui ont élu Donald Trump et voté pour le Brexit souffrent de mélancolie : tel est le diagnostic que fait C. Bollas. Une crise qui, selon lui, couvait depuis le milieu du XIXe siècle.

Les psychanalystes ont-ils quelque chose à dire sur l’élection de Donald Trump en 2016, sur le vote du Brexit en Grande-Bretagne, et plus généralement sur la montée des partis d’extrême droite en Europe ? C’est ce que pense Christopher Bollas, pour qui l’on raterait l’essentiel de la crise actuelle si l’on s’en tenait à des approches historiques, économiques, juridiques – aussi nécessaires soient-elles. Car ce qui compte en premier lieu, ce sont les « cadres de pensée » inconscients qui sous-tendent la situation où nous sommes. La transposition à l’échelle collective d’une théorie conçue pour le psychisme individuel soulève des problèmes aussi anciens que la psychanalyse. Aussi Christopher Bollas en appelle-t-il à une « suspension » de l’« incrédulité » de son lecteur.

 

Les sociétés occidentales face à la perte du sens

Ce préalable étant posé, l’auteur de Sens et Mélancolie. Vivre au temps du désaccord s’engage dans une fresque parcourant à grandes enjambées l’évolution des « cadres de pensée » en Occident. Alors que le christianisme répondait depuis les débuts de notre culture à notre « quête de sens », la révolution industrielle a remis en question les structures sociales de pays comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Le sens attaché à l’organisation de la vie de ces sociétés a alors été battu en brèche. Le volet dépressif de cette perte de sens a éclaté avec l’effondrement de la première guerre mondiale. Mais les effets de la perte s’étaient déjà fait ressentir au cours des 40 dernières années du XIXe siècle. L’expansion colonialiste reposait déjà sur un délire des grandeurs relevant d’une logique maniaque. Seuls des écrivains comme V. Woolf prirent dès 1910 la mesure de l’ébranlement que vivait alors l’Occident. La guerre mit au jour les contradictions entre la prétention des sociétés occidentales à la supériorité et à l’exemplarité, et les forces de destruction qu’elles étaient capables de déployer. Face à cela, les sociétés réagirent par le clivage   .

 

Nouvelles pathologies collectives

Dès le début des années 50, des psychiatres américains commencèrent à mettre en évidence de nouveaux types de personnalité. Or pour Christopher Bollas, ces pathologies sont à mettre sur le compte de la perte de sens, et chacune d’entre elles a son pendant sur le plan collectif. Les « états limites » repérés par Robert Knight se distinguent par l’intensité de leur clivage. L’état de « dissociation » en particulier opposerait une part de la personnalité concernée par ce qui lui arrive et une part qui s’en détache. Joyce Mc Dougall a quant à elle décrit la réaction du « normopathe » qui se désintéresse de la vie psychique et s’attache exclusivement à son confort matériel, au prix d’une angoisse plus ou moins sourde. L'auteur enfin a qualifié de « syndrome du quartier sécurisé » la réaction du « Self » qui se retranche de tout contact extérieur. Pour Christopher Bollas, toutes ces réactions individuelles observées au cours du XXe siècle peuvent donc aussi être repérées à une échelle collective.

Quid de notre situation actuelle ? Christopher Bollas en appelle à des mots justes pour rendre compte de la révolution que nous connaissons avec les nouveaux moyens de communication. Il s’y essaye en proposant la notion de « Self transmissif » selon laquelle nous serions devenus des extensions de nos objets de communication, évoluant entre réalité et réalité virtuelle. Or, entre les « Self transmissifs » et une partie de la population qui n’a pas accès à un monde devenu étonnamment complexe, un fossé s’est creusé. Le retour de flamme a été immédiat et violent. Trump, le Brexit, I. Salvino, M. Le Pen incarnent les réflexes de repli et le refus de la mondialisation d’une catégorie de la population dépassée par la rapidité de ces changements. L’esprit démocratique ne s’acquiert qu’au prix d’une lente évolution et d’un effort réel, et nous sommes en train d’en perdre le bénéfice. Des projections de type paranoïaque deviennent la norme. Lorsque les administrations américaines et britanniques s’en prirent à Saddam Hussein et engagèrent la guerre en Irak en 2003, elles firent appel à des mécanismes de type projectif. Mais cette logique a pris une tournure systématique avec Donald Trump.

Les idéologies extrêmes, qu’elles soient de gauche ou de droite, sont aussi hermétiques les unes que les autres au dialogisme. Christopher Bollas décrit comment le communautarisme identitaire, dans certaines universités américaines en particulier, relèverait d’une paranoïa « négative ». Quant au rejet de toute forme de régulation qui domine aujourd’hui les USA, il doit être rapporté à un sentiment de perte et d’abandon.

Ce à quoi nous assistons, explique Christopher Bollas, c’est à l’équivalent d’une dépression clinique. La colère qui a conduit certains de nos contemporains à élire Donald Trump ou à voter pour le Brexit est « un virage de la conscience occidentale ». Mais si un tel virage a eu lieu, c’est que la perte de sens a pris aujourd’hui la dimension d’une mélancolie collective. Pour espérer retrouver la liberté qu’offre le cadre de pensée démocratique, il faudrait parvenir à mieux nommer et à décrire la perte de sens dont nous subissons les effets depuis la seconde partie du XIXe siècle. Une approche psychanalytique telle que celle des thérapies de groupe de Bion pourrait avoir un effet libérateur de ce type. C’est en tout cas par ce maigre espoir que se justifie l’entreprise de Bollas.

 

Une psychologie collective anglo-saxonne

L’essai de Christopher Bollas est déroutant pour un lecteur français. Qu’on s’en défende ou pas, on s’habitue toujours difficilement à l’arsenal de la psychanalyse anglo-saxonne et à l’idée que le « Self » (le Moi, ou la « personne ») puisse être situé au cœur de l’anthropologie psychanalytique, au mépris du décentrement apporté par la découverte de l’inconscient. Ici, qui plus est, ce sont les troubles de la société qui sont « objectivés ». Christopher Bollas a pris soin de reconnaître dès le départ qu’au sein des sociétés coexistaient de nombreux « états culturels », mais sa description des phénomènes collectifs n’en continue pas moins de considérer la société comme une personne, en postulant une unicité qui ne renvoie a priori plus à des objets. Plus encore, la démarche analytique est renvoyée à une dimension démocratique. Christopher Bollas s’appuie ici sur Adam Phillips (2002), pour qui la psychanalyse viserait à rendre possible la démocratie. Retenant essentiellement ses Bion ses psychothérapies de groupe, il regarde A. Phillips comme un successeur du grand théoricien et clinicien britannique, qui invitait à reformuler les idées extrêmes émises dans le groupe pour qu’elles puissent être soumises à la réflexion de tous. Si le Self peut répondre à cette méthode thérapeutique et « évoluer », c’est dans la mesure où il existe en lui une potentialité démocratique. Christopher Bollas n’est jamais loin de renvoyer le dialogue analytique à une forme d’apprentissage, dans la grande tradition des travaux anglo-saxons.

 

Visite au cœur du Dakota

Il est peu probable que l’essai de Christopher Bollas ait trouvé les mots dont nous avions besoin pour rendre compte de la crise où nous sommes. Mais l’auteur convainc lorsqu’il affirme que la question soulevée ne peut être contournée. Il convainc encore lorsqu’il pose que l’on ne saisira pas grand-chose de notre situation historique si l’on n’en considère pas la dimension inconsciente. Christopher Bollas ne se dérobe pas à la crise. Et peu importe si les concepts et la démarche n’ont pas encore été trouvés, on apprécie la conscience politique de l'auteur. Il n’est pas certain que la dénonciation du « déclin de la fonction paternelle » en France réponde mieux à la gravité de la crise, et les psychanalystes se désintéressent trop souvent de la dimension collective pour qu’on n’accorde pas à Christopher Bollas la « suspension » de l’« incrédulité » qu’il appelle.

 

On retiendra surtout de cet essai un curieux chapitre autobiographie, intitulé « J’ai entendu dire que… ». La scène se déroule au Friends and Neighours, un café situé dans un village du Dakota nord. Pendant quinze ans, l’auteur de Sens et Mélancolie tenta de se faire adopter par la population du village où il avait acheté une ferme. Pendant 15 ans, il chercha à approcher ces hommes muets, assis au bar, dos tournés à la porte. Puis Trump vint. Devant une population jusque-là apolitique, sa voix porta. Trump s’adressait à ces habitants dans leur langage. Ici, Christopher Bollas observe et décrit. Si la démarche bionienne consiste à pouvoir reformuler les positions de tous, y compris les plus extrêmes, à les rendre audibles et à faire peut-être entendre les raisons qui les sous-tendent, n’est-ce pas par une approche de ce type qu’il convient de commencer ? Le noyau autobiographique au cœur de l’essai de Christopher Bollas rend particulièrement bien compte de la démarche de l’auteur. Sa tentative d’approcher des hommes qui lui résistent évite à Christopher Bollas de verser dans une dénonciation moralisatrice si fréquente en France. Peut-être reflète-t-elle aussi quelque chose comme une « volonté de croire », qui pourrait bien rappeler un autre topos des travaux américains signalé par A. Ehrenberg dans La Société du Malaise.