Une analyse de micro-histoire qui pointe la responsabilité directe des Polonais dans certains massacres de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les Voisins est un ouvrage de l'historien américain d'origine polonaise, Jan Gross, qui avait fait date dès sa sortie en 2000 (traduit en Français et publié chez Fayard en 2002). La nouvelle collection « Le goût de l'histoire » chez l'éditeur Les Belles Lettres a aujourd'hui la bonne idée de le faire paraître à nouveau en poche.

 

Un aller-retour polonais

Né à Varsovie en 1947, Jan Gross émigre en 1968 aux États-Unis à la suite d’une violente campagne antisémite en Pologne et devient l'année suivante citoyen américain. Gross était, dès sa jeunesse, opposé au régime communiste. En 1968, le Premier secrétaire du parti communiste polonais, Gomulka, dans la foulée de la guerre des Six Jours, lance dans le pays une violente campagne contre les Juifs en les poussant à quitter la Pologne. Gross, emprisonné pendant cinq mois, est exclu de l'université de Varsovie, où il fait des études de physique. Il doit alors, comme beaucoup de ses coreligionnaires, quitter le pays. Aux États-Unis, il fait une thèse de sociologie à l'université de Yale intitulée Polish Society under German Occupation. The General Government, 1939-1944 qui est publiée en 1979.

Il mène dès lors une carrière universitaire tout à fait remarquable et obtient en 2000 une reconnaissance internationale pour son livre Les Voisins. Celui-ci cause de nombreux remous en Pologne, mais aussi en Europe et aux États-Unis. À partir de ce moment-là, Gross devient un spécialiste de l'antisémitisme en Pologne, de par sa connaissance particulière du terrain, mais aussi par le travail de fourmi qu'il a effectué, pendant des années, dans les sources polonaises sur le second conflit mondial. Il a, en effet, décidé de compiler les témoignages des Juifs survivants recueillis après-guerre et conservés à l'Institut historique juif de Varsovie. En 1945, la Pologne ne compte plus que 285 000 Juifs sur les 3,3 millions présents en 1939. Parmi tous ces témoignages, celui de Szmuel Wasersztajn, l’interpelle.

Jan Gross décide alors de reconstituer les événements qui se sont déroulés le 10 juillet 1941 dans la petite ville de Jedwabne, à l'Est du pays, en zone d'occupation soviétique depuis septembre 1939. Jedwabne, abandonnée par l'armée rouge, n'est pas encore occupée par la Wehrmacht. Dans ce moment intermédiaire entre deux occupations ennemies, un pogrom est commis dans cette commune, par des Polonais, ce qui sidère Gross qui n'avait pas alors eu connaissance de tels faits dans son pays durant la Seconde Guerre mondiale. Il est pourtant un spécialiste de la région orientale de la Pologne qu'il a étudiée en 1989 dans Revolution from Abroad. The Soviet Conquest of Poland's Western Ukraine and Western Bielorussia, 1939-1941. Avec Les Voisins, Gross jette un énorme pavé dans la mare de l'historiographie polonaise sur la Seconde Guerre mondiale dans le pays.

 

Un pogrom commis par des Polonais, sans aide allemande

Le témoignage de Szmuel Wasersztajn, corroboré par d'autres, permet de comprendre le déroulement des événements. Un groupe important de Polonais de la localité enferme dans une grange ce 10 juillet 1941 près d'un millier de Juifs de Jedwabne, hommes, femmes, enfants et vieillards mélangés, avant d'y mettre le feu. Une scène comme il s'en déroule des centaines lors de l'opération Barbarossa en Europe de l'Est, à l'instigation des Einsatzgruppen. Sauf que dans ce cas-là, pas de nazis ; ils n'ont pas encore atteint la localité à la date du 10 juillet 1941.

L'historiographie polonaise a toujours montré l'implication des nazis et celle de leurs auxiliaires lettons et ukrainiens dans ces massacres. Pourtant, comme le note Gross, « à Jedwabne, tout le monde savait la vérité [sur le massacre des Juifs], mais auparavant les gens n'en parlaient pas publiquement ». À l'aide de différentes sources, orales et écrites, Gross reconstitue ce qui s'est passé ce jour-là dans cette localité de Pologne orientale. Il fait un vrai travail de micro-histoire en redonnant vie au quotidien des bourreaux et des victimes. La publication d'extraits de lettres ou de journaux intimes donne du corps au travail de Gross qui approche au plus près l'intime d'une partie des acteurs de ce massacre. Le cahier central, qui regroupe une série de photographies en noir et blanc des victimes permet au lecteur d'identifier ceux qui sont présentés dans l'ouvrage. Sur le fond, mais aussi sur la forme, Les Voisins est un ouvrage majeur sur l'histoire de la Shoah, mais aussi de cette guerre. C'est surtout un livre qu'il faut avoir lu pour comprendre une partie des débats qui agitent aujourd'hui la Pologne sur l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et la mémoire du conflit en particulier.

 

Un livre qui fait débat dans la Pologne actuelle

Gross pose alors une question essentielle pour l'historien : celle de la mémoire. En effet, il est le premier surpris, voire même abasourdi selon ses propres termes, d'avoir ignoré que ce type de massacre, perpétré par des Polonais, avait pu se dérouler pendant la guerre dans son pays d'origine. D'où son questionnement sur la mémoire : comment un tel massacre, commis au vu et au su de toute la population locale et dont le souvenir a pu se transmettre par voie orale depuis a-t-il pu être ignoré des historiens ? Pourquoi l'histoire de la Shoah en Pologne a-t-elle passé cet événement sous silence ?

Gross s’interroge en conséquence sur le rôle des Polonais dans la persécution des Juifs. D'après l'historiographie « officielle » du pays, les Polonais n'avaient pas aidé massivement leurs compatriotes juifs car ils étaient épouvantés par la répression féroce menée dans le pays par les nazis et par leur chef Hans Frank. Nicolas Patin, dans sa biographie récente du nazi Krüger, montre effectivement comment les nazis ont dirigé le pays sous une coupe réglée et sanguinaire pendant plus de cinq ans. Mais, pour Gross, à la lumière de ce qui s'est passé à Jedwabne, cette explication est insuffisante.

La théorie mise en avant dans Les Voisins par Gross est de démontrer que tous les Juifs victimes de persécutions entre 1939 et 1944 en Pologne ne l'ont pas été uniquement par les nazis et que les Polonais ont aussi joué un rôle dans celles-ci. Cela allait à l'encontre de tout ce qui avait été écrit jusqu'à lors par l'historiographie qui avait passé ces faits sous silence, préférant sous l'ère communiste, mettre en avant la résistance polonaise aux nazis.

Les Voisins déchaîne alors deux ans de débats passionnés en Pologne qui aboutissent le 10 juillet 2001, à la date anniversaire du pogrom, à la visite du président polonais de l'époque, Aleksander Kwasniewski, à Jedwabne où il reconnaît officiellement la responsabilité des Polonais dans le massacre. Tous les médias polonais agitent alors ce débat. Gross continue ses travaux sur les responsabilités polonaises dans les persécutions des Juifs en publiant en 2006 La Peur. L'antisémitisme en Pologne après Auschwitz (traduit en français en 2010 et publié chez Calmann-Lévy) où il montre que des pogroms continuent malgré la fin de la guerre, comme à Kielce le 4 juillet 1946.

Après une période d'accalmie où de nombreux chercheurs polonais ont étayé les travaux de Jan Gross, le débat redémarre en 2018 lorsque le gouvernement conservateur polonais adopte une loi qui vise à engager des poursuites contre tous les historiens qui évoqueraient publiquement la responsabilité ou la coresponsabilité des Polonais dans les crimes du IIIe Reich. Dès lors, les historiens polonais sont menacés par cette forme de censure qui s'exporte même à l'étranger. En effet, un colloque sur la Shoah en Pologne organisé à l'EHESS les 21 et 22 février 2019, où Gross était présent, a été fortement perturbé par des membres de l'extrême droite polonaise qui refusent toujours de voir la responsabilité de citoyens polonais dans la Shoah.

 

Lire Les Voisins est donc un acte militant, une forme de résistance à cette vague populiste qui veut orienter le travail des historiens dans un sens qui leur convient, ce que Gross a toujours refusé. Les Voisins est un travail de micro-histoire mais qui, aujourd'hui, est le reflet d'une façon de penser l'histoire et la mémoire. Un livre à lire pour connaître une face cachée de la Seconde Guerre mondiale.