Un ouvrage documenté qui interroge la déchristianisation et la sécularisation de l’Europe, dans un contexte mondial de « retour du religieux ».

L’Europe est-elle chrétienne ? Ainsi s’intitule de façon non polémique le dernier ouvrage d’Olivier Roy, paru aux éditions du Seuil. Politologue issu d’une famille protestante, spécialiste de l’islam, enseignant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, il interroge tout au long d’un ouvrage de 204 pages, stimulantes pour la réflexion et l’action, les liens contemporains multiples entre Chrétienté et Europe.

Pour saisir l’essentiel de son propos, on peut retenir sa thèse ainsi résumée : « l’indifférence et l’ignorance ont remplacé le religieux et l’anticléricalisme. » Gardons en mémoire que le continent de Saint-Pierre de Rome fut également celui du syncrétisme andalou sous domination musulmane, de la Réforme face à la papauté et de la Shoah planifiée dans un pays de culture chrétienne, exécutée avec barbarie dans un continent dit chrétien.

Si dans les années 1950 trois des quatre pères fondateurs de l’Europe (Adenauer, De Gasperi et Schuman) étaient des chrétiens pratiquants, aujourd’hui, le paysage européen est celui d’un multiculturalisme inégalement diffusé, communautarisé ailleurs, rejeté minoritairement partout, accepté officiellement ici ou là, non sans ambigüité ou tensions, comme en France, spécifique en Europe, République laïque, démocratique et sociale.

 

Une filiation religieuse, culturelle et de valeurs

Le premier chapitre du livre est clair : l’héritage historique chrétien est une « évidence ». Mais dans le même mouvement de mondialisation du christianisme, on observe une déchristianisation de l’Europe, même si « la sécularisation ne signifie pas nécessairement déchristianisation »   .

En 1985, 63 % des Irlandais étaient opposés à la légalisation de l’avortement, aujourd’hui 69 % d’entre eux y sont favorables. Si la France et l’Europe sont constellées d’églises et de cathédrales, à l’image de l’émotion mondiale suscitée par l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, c’est une filiation historique et émotionnelle qui unit, plutôt qu’une pratique contemporaine qui rassemblerait. Les chrétiens européens y font face, se retrouvent parties prenantes de ses méandres et, avec pour eux une triple filiation, entendent défendre un héritage qu’ils estiment d’actualité et d’avenir.

A cet égard, les débats sur l’identité chrétienne de l’Europe, dans le champ académique comme dans la vie politique, nationale ou européenne, constituent moins un sujet de controverse entre spécialistes qu’un programme idéologique de « reconquête », face à un islam perçu à tort comme conquérant. Le continent qui a vu naître les Lumières est également devenu celui de l’individualisme et de l’hédonisme, souvent considérés comme contradictoires avec les dogmes chrétiens et les valeurs traditionnelles véhiculées par l’Eglise ; et ce, quand bien même certaines de ses paroles ne seraient pas toujours conformes aux actes de ses représentants (hypocrisies sociales, rapport à l’argent, célibat des prêtres, omerta ancienne en matière d’actes pédophiles...).

 

Les hésitations chrétiennes face à la « modernité »

Pour autant, l’auteur évite tout simplisme en étayant remarquablement les contradictions ou ambivalences propres à chacun des phénomènes socio-historiques évoqués. A une époque où l’Eglise s’érigeait contre la « modernité » (1864 – 1964) ont succédé des phases de retours en arrière ou de « progrès durables ». A titre d’exemples, l’Eglise oscille constamment entre Benoit XVI et le Pape François, le concile Vatican II et les mobilisations des « veilleurs » Français, le catholicisme « consommateur » et les pratiques fidèles au message du Christ (prises de position sur le sujet des migrants, engagements caritatifs, initiatives solidaires…).

Les mouvements d’affirmation publique de la foi catholique continuent d’ailleurs à lutter de manière prosélyte contre des acquis conquis par les valeurs séculières, alors que l’Eglise s’était elle-même convertie à une forme d’« auto-sécularisation ». La rupture anthrolopologique des années 1960 ne s’est pas faite sans résistances, ni sans incidences perturbatrices pour les édifices sociaux de sociétés questionnées par leurs propres identités.

De même, le « camp laïque » se retrouve démuni en Europe face à un retour des religiosités, qui questionne ses propres dogmes. La présence de crucifix dans certaines classes ou de quelques crèches dans des mairies à l’approche de Noël constitue-t-elle des signes religieux ou culturels ? Quand la justice allemande ou italienne s’est prononcée sur le sujet, elle a la plupart du temps donné tort aux « libres-penseurs » d’aujourd’hui. Face à un monde contemporain où le cynisme et les populismes gagnent en audience, les spiritualités ne constituent-elles par pour certains un refuge rassurant, une ligne de force structurante et un corpus de valeurs monothéistes à même d’aider les européens dans leurs chemins de vie ?

 

Une analyse historique et non téléologique au service d’une certaine lucidité sur le réel

Edicter des normes sans prendre en compte les valeurs qui les sous-tendent, là résident sans doute les malentendus sur les filiations chrétiennes de l’Europe. S’il n’est plus pour la grande majorité des Européens une religion, le christianisme est un marqueur, devenu pour certains une identité, où « les églises valent par leurs pierres et non pour leurs prières. » La présence de l’islam a paradoxalement contribué à catalyser cette dynamique sociale, en ce qu’il oblige à requestionner la place du public et du privé dans la spiritualité européenne, la capacité de la puissance publique à réguler ou non un fait social à la fois collectif et individuel, comme l’est n’importe quelle foi.

C’est dans ce cadre que de « nouvelles communautés » apparaissent, sectaires ou porteuses de spiritualités, concurrentes ou synergiques. Comment ne pas voir que dans ce contexte, séculariser « à outrance », ce pourrait être « rejeter le religieux dans la marge, à la disposition de radicaux », que ceux-ci soient chrétiens, musulmans, juifs ou scientologues ?

Olivier Roy oppose aux prophètes de tous les dogmes une analyse qui se veut syncrétique : « nous ne sommes pas dans une guerre des cultures, mais dans une guerre des valeurs. Le conflit n'est pas entre les Lumières et l'islam, mais entre les valeurs issues des années 1960 (féminisme, libertés sexuelles...) et les valeurs conservatrices, que défendent aujourd'hui toutes les religions. D'où la crise de la laïcité : la laïcité d'aujourd'hui, qui est une laïcité idéologique, exige que tous partagent les mêmes valeurs. » Une Europe chrétienne, oui, mais pas seulement, et différemment. Surtout, une Europe européenne, « unie dans sa diversité. »