Un bilan de décennies de critiques de la construction européenne et une analyse de l’impact de cette opposition sur le système politique français.

La dernière décennie semble marquée par une montée de l’opposition à l’Europe : Front national en tête des élections européennes de 2014 en France, vote du Brexit en Grande-Bretagne, discours anti-européen des gouvernements de certains pays européens… A la veille des élections européennes de 2019, l’ouvrage d’Emmanuelle Reungoat, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Montpellier, montre la diversité des oppositions à l’Europe en France. S’appuyant sur une analyse historique de discours, de la propagande électorale, d’archives ainsi que sur des entretiens, l’autrice inclut les critiques qui ne se veulent pas anti-européens, au-delà des « eurosceptiques » assumés, et étudie l’impact de ces oppositions sur le système politique français.

 

En France, une critique ancienne

Emmanuelle Reungoat relativise le caractère récent de la critique de l’intégration européenne, en particulier dans le cas français. Archétype de l’Etat-nation, Etat centralisé, la France est naturellement moins disposée à s’intégrer dans une organisation supranationale. D’autres Etats membres ont pu l’être davantage, comme l’Allemagne, fédération organisée en différents niveaux de pouvoir avec ses Länder, ou les Etats dans lesquels l’appartenance culturelle ne se superpose pas à l’appartenance nationale (Espagne ou Belgique par exemple).

Membre fondateur de la Communauté européenne, la France se perçoit comme un moteur de cette organisation. Elle peut la considérer comme une façon d’étendre sa propre influence, voire comme une extension d’elle-même. Cette tendance s’est notamment illustrée par la politique de « la chaise vide », pratiquée par Charles de Gaulle. Pour protester contre le passage de la prise de décision de l’unanimité à la majorité qualifiée, notamment en matière de politique agricole commune (PAC), la France ne participa pas aux réunions du Conseil des ministres de juillet 1965 à janvier 1966, bloquant de fait le processus décisionnel européen. La vision de de Gaulle promouvait une Europe des Etats, dans une logique inter-gouvernementale, et s’opposait à l’abandon de souveraineté au profit de structures supranationales. Antérieurement, dans les années 1950, l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) avait également témoigné des réticences françaises à une intégration plus poussée. Projet pourtant proposé par la France, le traité n’avait pas été ratifié en raison de l’opposition des gaullistes et des communistes qui dénonçaient un réarmement déguisé de l’Allemagne et une atteinte à la souveraineté. Le Parti communiste français avait dès l’origine développé un discours « souverainiste de gauche », le cadre de la nation étant conçu comme le garant des droits sociaux et de la démocratie.

La critique reste toutefois modérée jusqu’aux années 80. Valéry Giscard d’Estaing déclare ainsi en mai 1979 que « Jamais dans notre pays le consensus sur l’Europe n’a été aussi grand. Personne, je dis bien personne, ne propose de sortir du Marché commun. »

 

La montée en puissance des oppositions à l’Europe

Si, jusqu’aux années 1980, les acteurs politiques manifestent peu d’intérêt pour la question européenne, c’est notamment parce les prérogatives de la Communauté européenne sont encore relativement réduites. Emmanuelle Reungoat identifie plusieurs « moments » de politisation de la question européenne, lors de périodes d’accélération de l’intégration européenne. En France, les référendums de ratification de traité de Maastricht (qui a créé l’Union européenne, 1992) et du traité constitutionnel européen (TCE, en 2005)   ont ainsi été des « catalyseurs d’opposition ». Lors de ces référendums, l’opposition s’est structurée, tant à droite qu’à gauche.

En outre, les élections au Parlement européen, qui ont lieu pour la première fois en 1979, constituent une opportunité pour des partis « outsiders », notamment des formations critiques envers la construction européenne. Le système électoral français, dominé par le scrutin majoritaire, favorise les grands partis en place. Les élections européennes, qui se déroulent au scrutin proportionnel, permettent l’émergence de nouveaux acteurs.

Dans les années 1980, et pendant le référendum sur Maastricht, la critique dominante est portée par des mouvements que l’on qualifiera plus tard de « souverainistes ». Pour cette tendance, qui regroupe des opposants divers, à gauche mais surtout à droite, l’Etat-nation est menacé par l’intégration européenne. Les idées défendues notamment par le mouvement de Philippe de Villiers (13 sièges aux élections européennes de 1994), connaissent un certain succès : dénonciation du supranationalisme et de la levée des contrôles aux frontières. Le Front national se pose également en défenseur de la nation contre l’Union européenne, l’opposition à l’UE étant devenue depuis un de ses piliers. Des arguments souverainistes se retrouvent également au RPR   jusqu’à sa « conversion » en faveur de l’intégration européenne à la fin des années 1990 ; ses députés rejoignent le Parti populaire européen en 1999.

Dans les années 1990 et 2000, l’opposition à l’Europe « capitaliste, libérale et anti-démocratique », qui existait déjà, est considérablement développée par les formations de gauche (Parti Communiste, Ligue communiste révolutionnaire, Parti de gauche puis La France insoumise). Cette opposition est également portée par des mouvements associatifs et protestataires, notamment le mouvement altermondialiste, comme on a pu le constater lors du référendum de 2005.

 

Des effets sur le système politique français

Pour l’autrice, l’émergence de ces courants d’opposition a eu plusieurs effets sur le système politique français. La question européenne a ainsi gagné en visibilité dans le débat national. L’émergence de ces mouvements d’opposition a permis de raviver le débat politique et de réinstiller du pluralisme dans la vie politique dans un contexte de rapprochement idéologique des partis dominants, les « grands partis », PS   et UMP/LR   soutenant l’intégration européenne.

Par ailleurs, la critique de l’intégration européenne a été légitimée dans le système politique, dans ce qu’Emmanuelle Reungoat décrit comme une « valse à trois temps ». La tendance des opposants à appeler à une « autre Europe » pour se montrer constructifs a conduit les partis historiquement pro-européens, dont le PS et l’UMP, à reprendre cet appel au changement, surtout après l’échec du TCE. Cette appropriation de la critique par les partis dominants a conduit en retour à une radicalisation du discours des opposants, qui ont pu appeler à la sortie de l’Europe ou de l’Euro (Nicolas Dupont-Aignan, certains cadres du FN).

Le système électoral des élections au Parlement européen a permis aux leaders, voire aux cadres de certains partis « outsiders » d’obtenir un mandat et de se professionnaliser, ce qui leur a donné une légitimité et une voix dans le système politique national. Les modalités de financement public des partis leur ont également procuré des moyens matériels pour exister. Emmanuelle Reungoat souligne que, paradoxalement, l’Europe a créé les conditions de l’existence de ses opposants. Elle appelle elle-même l’Europe à se démocratiser, à inventer des formes de participations incluant davantage les citoyens, sans quoi sa contestation se renforcera et se pérennisera. Les prochaines élections nous diront si les opposants à l’Europe gagnent encore du terrain.