Une enquête sur les gestes de lamentation : un défunt se voit pleuré par une mère (Mater dolorosa), une épouse ou une jeune sœur (Ninfa dolorosa).

La Pietà du Kosovo

Tout part d’une photographie extraordinaire de Georges Mérillon, « Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo », prise à Nagavc, le 28 janvier 1990. Le reportage avait été commandité par le magazine Time qui n’a finalement pas utilisé cette photo. Elle a été publiée pour la première fois dans L’Express au printemps 1990.

François Mitterrand est, semble-t-il, la première personne à avoir pris publiquement cette photographie au sérieux. Il y consacre un double commentaire, dont l’un insiste sur la dimension d’abord esthétique (transhistorique) de l’image, et l’autre évoque la leçon historique et politique que l’on peut en tirer : « Comment ne pas penser à une toile de Mantegna ou de Rembrandt ? La colère et la douleur ont toujours le même visage. L’un des plus graves problèmes qui attend l’Europe de cette fin de siècle est celui des minorités. Il faut s’y attaquer au plus tôt. » (VSD, 20-26 décembre 1990, « Le journal de l’année par François Mitterrand »).

En février 1991, le jury du World Press Prize, présidé par Christian Caujolle, après avoir passé en revue onze mille images dues à mille trois cents photographes de presse, décerne le titre de « photo de l’année » à cette « image exceptionnelle ». Cette célébrité lui fait changer de titre et elle devient la « Pièta du Kosovo », sans que personne puisse dire qui a substitué au factuel de la légende initiale cette dimension iconographique et culturelle, voire cultuelle. Ce vocable pictural et religieux a aussi requalifié une photographie de Hocine Zahouar : « Madone de Benthala » (1997), ce qui ne va pas sans poser de questions : « Le danger d’un tel vocabulaire consiste, bien entendu, à oublier l’information dans la compassion. Ne risque-t-on pas de se satisfaire d’un pur affect (pathos, passivité) pour éviter la question politique comme telle (éthos, possibilité de l’action) ? Ne veut-on pas, fût-ce inconsciemment, troquer une immédiate empathie esthétique contre la patiente compréhension historique que requièrent les événements ? De plus, Pièta et Madone se réfèrent directement à une iconographie chrétienne. Or les réalités que ces deux photographies documentent – au Kosovo comme en Algérie – se réfèrent, elles, à des tragédies qui adviennent en monde musulman. Ne colonise-t-on pas la douleur des gens de Nagafc ou de Bentalha en la plaçant sous une grille sémantique qui a le Christ et la Madone pour modèles ultimes et explicites ? On comprend le côté brûlant du débat, à une époque et dans des lieux où christianisme et islam semblent se confronter directement, le Kosovo étant exemplaire à ce titre puisque les Kosovars albanophones, en grande partie musulmans, s’opposent aux Serbes qui, eux, sont surtout chrétiens orthodoxes. » L’auteur souligne bien que les images impliquent une durée qui va bien au-delà du temps qu’elles représentent et qu’elles documentent.

 

Les leçons d’Aby Warburg

Les images fonctionnent selon un enchevêtrement culturel de « migrations géographiques » (Wanderung) et de « survivances » (Nachleben), comme l’a montré Aby Warburg. Il s’agit de souligner la confusion entre valeur esthésique et anthropologique à l’égard des morts, et une convention esthétique et iconographique interne à l’histoire des arts plastiques. Mais les conventions iconographiques savent tirer des valeurs anthropologiques leur puissance même d’autonomie formelle ; c’est ainsi qu’Aby Warburg a mis en évidence des « formules de pathos » (Pathosformeln). En chaque image les enchevêtrements de sens, d’espace et de temps sont bien difficiles à dénouer. « La migration historique est celle que les pratiques de lamentation dessinent elles-mêmes depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge et de celui-ci à notre époque moderne, ce qui signifie également : depuis le paganisme grec jusqu’au christianisme […] et jusque dans les traditions musulmanes de l’Europe contemporaine. La migration géographique est celle qui, de façon concomitante, part de l’Orient byzantin puis ottoman vers l’Occident romain et trouve justement, sur son chemin, cette zone si cruciale du Kosovo. »

Pour « construire la durée » de ces images, Georges Didi-Huberman mène une enquête en même temps serrée (sur le cas kosovar) et ouverte, explorant les rapports entre le présent le plus proche et le passé le plus ancien, l’Occident et l’Orient, le modèle tragique (avec de très belles pages sur Antigone) et les formes bibliques de la lamentation, geste dont il propose un essai d’anthropologie historique.

 

Les métamorphoses du pathos et de ses formes gestuelles dans l’histoire

Ce livre, dédié à la mémoire de Nicole Loraux, en raison de ses travaux sur la politique et la tragédie, comporte un chapitre passionnant intitulé « Protestations de femmes, comment soulever le politique », où l’auteur s’appuie sur les études d’Ernesto De Martino sur les « rites piaculaires » en 1958, c’est-à-dire les rites supposant ou imposant les larmes des participants. Les lamentations des paysannes dans le Sud italien reprennent des gestes équivalant à ceux des Égyptiennes pleurant leur pharaon ou des Grecques anciennes autour des héros morts au combat. On trouvera également des analyses très convaincantes sur l’œuvre d’Ismaïl Kadaré et notamment son recueil de Chansons de geste de 1979.

Le dernier chapitre, « Plainte, question, poème » est consacré entre autres à Walter Benjamin et aux poèmes de Nelly Sachs (amie de Paul Celan) qui demande : « Où la larme s’en est-elle allée / quand disparut la terre ? » (Énigmes ardentes, 1962-1966). C’est à Adorno que reviennent les derniers mots de ce très bel essai, remarquablement intelligent, sensible et documenté : « Je suis prêt à concéder que, tout comme j’ai dit que, après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poème – formule par laquelle je voulais indiquer que la culture ressuscitée me semblait creuse –, on doit dire par ailleurs qu’il faut écrire des poèmes, au sens où Hegel explique, dans l’Esthétique, que, aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de cette conscience. » (Métaphysique. Concepts et problèmes, 1965)