La musique est un art où l’obscur se mêle au lumineux. Dès lors, dire la musique, n’est-ce pas, pour la littérature, prendre le risque du gouffre afin d’aider l’homme à composer avec les ténèbres ?

Plonger avec Boutès

Chacun connaît la ruse d’Ulysse, qui, au moment de côtoyer les sirènes, se fit attacher au mât de son navire pour jouir sans danger de leur chant. En revanche, le nom de Boutès est tombé dans l’oubli, ou peu s’en faut : on ne lui pardonne pas d’avoir été moins raisonnable et plus vaillant que son capitaine, et d’avoir répondu, au prix de sa vie, à l’appel des sirènes.

C’est sous la tutelle de ce martyr de la mélomanie que Béatrice Didier a placé son dernier essai, Enserrer la musique dans le filet des mots (Paris, Hermann, 2018), qui fait suite, d’une certaine façon, à son remarquable ouvrage sur La Musique des Lumières (Paris, Presses Universitaires de France, 1985). Car on sait que le chant des sirènes était fascinant aussi bien par les paroles qui l’accompagnaient que par son aspect sonore : et c’est la nostalgie de cette étroite communion entre les mots et les notes qui anime la démarche théorique de Béatrice Didier. Si elle part de ce constat que, des Encyclopédistes à Thomas Mann, aucun écrivain n’est jamais parvenu à dire la musique de façon satisfaisante, c’est pour mieux célébrer les sortilèges de l’insaisissable musique, qui, à ses yeux, constitue l’horizon de toute parole littéraire.

 

Une question de genre ?

L’interaction entre littérature et musique peut prendre des formes innombrables, mais on a presque le sentiment, tant ce livre est riche, que Béatrice Didier ne néglige aucune combinaison : elle nous parle du rêve rousseauiste d’une langue originelle qui serait essentiellement musicale ; elle médite sur le merveilleux comme point d’intersection de la littérature et de la musique ; elle analyse le caractère intrinsèquement narratif de certaines œuvres musicales (opératiques ou non) – et réciproquement, elle se penche sur certains textes qui, comme l’Oberman de Senancour (qui inspira à Liszt sa belle Vallée d’Oberman), semblent appeler une mise en musique ; elle pose la question de la littérarité du livret d’opéra (et en profite pour nous faire découvrir un Zola librettiste) ; elle s’attache à rendre ses lettres de noblesse à un genre rarement considéré comme littéraire, et qui pourtant fut pratiqué par plus d’un grand écrivain, de Diderot à Gide et au-delà – la critique musicale ; elle compare, comme le fit Thomas Mann dans La Montagne magique, les temporalités respectives des deux arts ; etc. – la liste des points abordés est longue.

D’un point de vue méthodologique, Béatrice Didier a choisi, dans la plupart des chapitres, de privilégier une approche générique. Du dictionnaire au roman en passant par le journal, elle explore ainsi les différents genres qui ont relevé le défi que constitue la transcription des sons musicaux en mots. Si l’écriture diaristique, avec sa souplesse constitutive, semble particulièrement propice à l’évocation de la musique (les exemples d’André Gide et de Julien Green viennent étayer cette idée), il se pourrait bien que ce soit le roman qui se sorte le mieux de ce périlleux exercice : c’est que les romanciers se montrent dignes d’Ulysse, et qu’ils échappent aux sirènes de la musique en se focalisant sur la figure du musicien. Que ce soit la Zambinella de Balzac (dans Sarrasine), le héros éponyme du Jean-Christophe de Romain Rolland ou le Leverkühn de Thomas Mann (dans le Docteur Faustus), les personnages de musiciens semblent éviter à leurs créateurs d’affronter la musique elle-même… À moins qu’il ne faille considérer le roman du musicien comme un dispositif de (double) médiation entre parole et musique : d’une part, le musicien humanise la musique, il la rend psychologiquement et socialement saisissable ; d’autre part, si le roman est une pratique littéraire de la parole où le style – c’est-à-dire la petite musique des mots – joue un rôle central, c’est malgré tout un genre où le narratif le dispute au poétique, de telle sorte que le souci de la musicalité y demeure en général (sauf chez ceux qui, comme Joyce dans son Ulysse, prétendent faire sortir le roman de ses gonds) latéral sinon secondaire.

 

Acousmates

L’un des grands mérites de cet essai est que la quasi-exhaustivité n’y est pas ennemie de la cohérence. Si les objets musico-littéraires qui retiennent l’attention et qui alimentent la réflexion de Béatrice Didier sont nombreux et variés, ce livre s’agence autour d’une problématique fortement affirmée, et que l’on pourrait résumer ainsi : pourquoi la musique ? Ou si l’on préfère : que se joue-t-il dans la tentation de la musique qui s’empare de tant d’écrivains ?

S’il existe une réponse à cette question, c’est peut-être chez Roland Barthes qu’il faut la chercher. Il fait en effet de Sarrasine (dont, rappelons-le, le héros éponyme s’éprend d’une cantatrice, la Zambinella, qui se révèle être un castrat) le récit par excellence de la « mort de l’auteur ». Et il se pourrait bien que la musique soit responsable de cette inquiétante disparition. Car la musique, cet art qui en dit toujours moins qu’il n’en a l’air, n’a pas besoin d’auteur. Qu’est-ce en effet qu’un auteur, sinon le garant du sens, celui dont on tente de deviner l’intention – celui, en somme, qui veut dire quelque chose, et qui fait dire quelque chose à son texte ? Or, où est le sens d’une œuvre musicale ? Probablement nulle part. Que veut-elle dire ? Sans doute rien. Toute œuvre musicale, par conséquent, peut être traitée comme un acousmate, comme une voix sans origine. Et c’est en cela qu’elle détranquillise (si l’on nous permet d’emprunter ce néologisme à Henri Michaux, qui l’appliquait à la mescaline) : car à toute voix, on est tenté de prêter une origine ; à toute émission sonore, on est tenté de prêter un sens. Et l’auditeur qui échoue dans cette double tentative – qui est frustré dans cette double tentation – goûte paradoxalement un plaisir irrésistible : celui de l’ambiguïté. Incontestablement humaine dans son élaboration, l’œuvre musicale, une fois achevée, échappe à son créateur, et donc à l’homme, car elle se refuse à rien dire. Et ce que Balzac dénonce et célèbre à la fois dans Sarrasine, c’est cette délicieuse insituabilité de la musique : la voix de la Zambinella ne trouve son origine ni dans un corps de femme, ni dans un corps d’homme, on ne sait à qui l’attribuer.

 

Composer avec les ténèbres

L’écrivain, donc, est fasciné par un art dont les œuvres ont un créateur, mais pas d’auteur. C’est cela, aussi, qui rend la musique « politiquement suspecte » aux yeux de l’humaniste Settembrini dans La Montagne magique de Thomas Mann. C’est que, sous son apparence de limpidité, elle est essentiellement trouble. Si elle est pétrie de lumière, elle accueille aussi en elle une part d’obscur : d’où l’effroi qu’éprouve, dans Le Docteur Faustus cette fois, l’« ami des belles-lettres » Zeitblom au moment d’évoquer la vie et l’œuvre de son « génial ami », Adrian Leverkühn, le compositeur maudit. « La culture », fait écrire Thomas Mann à Zeitblom, « est à proprement parler l’intégration pieuse et régulatrice, je dirais apaisante, de l’élément anormal et nocturne dans le culte des dieux ». Si c’est en apparence ce qu’accomplit la musique, il se pourrait bien que son œuvre soit en fait maléfique : car il n’est pas certain qu’en elle la clarté de l’esprit triomphe de la nuit des passions. Il semblerait plutôt qu’elle mêle les deux royaumes l’un à l’autre en un lieu impossible que l’on ne fréquente qu’au prix de sa raison : la trajectoire mentale de Leverkühn, qui sombre dans la folie, en témoigne.

Et c’est parce que la musique abdique ainsi que la littérature doit prendre le relais. Dire la musique, ce serait ainsi, pour les « belles-lettres », prendre le risque du gouffre au nom d’une mission de suprême importance : celle, « régulatrice », d’une culture dont la tâche serait d’aider l’homme à composer avec les ténèbres.