Une nouvelle introduction à Bergson qui renouvèle l’exposé pédagogique de sa doctrine et de son œuvre.

Ces dernières années, la figure d’Henri Bergson (1859-1941) a fait un retour remarqué dans les propos publics de nombreux philosophes. La remise au goût du jour de la lecture de ses ouvrages majeurs, les efforts d’édition aussi, ne font pas qu’interroger sur les raisons de ce regain d’intérêt. Ils imposent une attention toute particulière aux ouvrages qui veulent expliciter cette pensée au grand public ; précisément ce public que visent les nouveaux promoteurs de Bergson, qui voient en lui un soutien pour leur manière de poser des questions à notre époque et à ses opinions jugées frileuses ou dangereuses. On retient généralement de Bergson que, dans un article de 1915, il a dégagé les grandes caractéristiques de la philosophie française en affirmant qu’elle reposait, en premier lieu, sur une clarté de l’expression grâce à laquelle la philosophie est accessible à tous. Pertinent ou non, ce propos résume bien tout un discours répandu en cette époque de Grande guerre, qui joue sur les nationalismes et oppose la lourdeur, la rigidité et les systèmes des uns (les Allemands bien sûr) à la légèreté, la finesse et la mélodie des autres. Il est vrai que Bergson ajoute qu’en second lieu, la philosophie française s’appuie sur les sciences, et que ses représentants font preuve d’une certaine finesse en ce qui concerne l’observation de la vie intérieure.

Il n’est pas certain que cela suffise à dire quoi que ce soit de la philosophie. En revanche, cela dit sans doute beaucoup de la pensée de Bergson. A ce sujet, le petit ouvrage de Lionel Astesiano vient lui rendre au moins une chose : l’idée d’avoir à combattre le besoin qu’ont les humains de plaquer des cadres rigides sur les choses. Est-ce inédit en philosophie ? Sans doute pas, mais du moins se confronter à ce programme, c’est aussi être entraîné à réfléchir à notre manière de céder trop souvent aux idées toutes faites ou aux habitudes de pensée. Suivons donc Bergson et Lionel Astesiano pas à pas.

 

La saisie de la réalité par la métaphysique

Si l’on veut saisir la « réalité », et lui reconnaître, selon le vœu de Bergson, sa teneur singulière, mouvante et instable, alors il faut sortir de ce qui nous fige et congèle notre esprit, en revenant aux mouvements de notre vie intérieure. La philosophie de Bergson, montre fort bien l’auteur, se déploie en une formidable chasse aux cadres tout faits que les hommes ne cessent d’interposer entre les choses et eux-mêmes. Y réussit-elle pour autant ? Certes, la réalité ne peut se déduire d’un principe général et abstrait, elle ne peut non plus se subsumer sous des concepts a priori. Elle doit être saisie dans sa richesse. Mais selon quelle méthode ?

Celle de la métaphysique. L’auteur en explicite les traits et surtout montre comment cette référence s’organise par rapport à la condamnation par Kant de la métaphysique traditionnelle, dès lors qu’elle veut déployer des connaissances sur des principes dépassant les limites de toute expérience possible. Bergson veut accomplir la métaphysique autrement.

Elle a pour premier élément la liberté. Mais cette liberté relève d’une formule spécifique, laquelle se fait adéquation de soi à soi, dans la durée qui permet de retrouver en soi une réalité qui nous dépasse. La liberté s’entend de manière métaphysique et non pas morale. Et l’auteur d’enlacer autour de ce thème les autres notions bergsoniennes, puisées dans les ouvrages successifs du philosophe, dont La pensée et le mouvant, traité comme « équivalent du Discours de la méthode de Descartes ».

 

La durée et la joie

En général, on connaît la différence centrale entre le temps et la durée. La durée correspond au temps vécu, dans la conscience, et elle diffère du temps des horloges, succession d’instants séparés s’accumulant pour former une somme. La tendance spontanée de l’esprit est de confondre le temps et la durée. Le travail de l’auteur consiste alors non seulement à rendre compte de ces notions et des enjeux qu’elles recouvrent, mais encore à les rapporter aux recherches de l’époque, notamment celles d’Albert Einstein. Ce sont ainsi des termes centraux qui sont expliqués : le temps abstrait de la science, l’espace, le rôle des sciences dans la spatialisation du temps, le nombre (immobilisation du temps), le modèle de l’univers, etc.

À quoi il convient d’opposer la « science » bergsonienne et ses concepts de durée et de mobilité. Ils relèvent de la vie intérieure qui se confond avec la mémoire et l’attente. De là la dualité : hétérogène, continu, qualitatif et esprit vs homogène, discontinu, quantitatif et corporel. Elle se répercute dans la différenciation devenue nécessaire entre les états psychologiques rationalisés par le langage et la succession des mots, et leur intensité véritable qui relève de modifications qualitatives de l’esprit. Mais la différence entre les deux s’approfondit lorsque Bergson fait entrer en jeu la « joie ». Cette dernière est constamment associée au sentiment de la durée. De celle-ci, il est des degrés. Le plus bas se manifeste par la rapidité de nos sensations dans la durée. Mais dans la joie extrême, nous éprouvons une sensation unique qui s’apparente à un « étonnement d’être » qui nous imprègne entièrement. Elle souligne la continuité de la vie émotionnelle.

 

La liberté

Nul n’ignore, et Bergson encore moins, la place qu’occupe la question de la liberté en philosophie moderne. Même si le philosophe ne rédige pas de traité spécifique sur la liberté, cette dernière est présente dans chaque ouvrage à titre de fil conducteur. Elle est d’abord rattachée à la durée, échappant ainsi à tout déterminisme, et à toute conception mécanique du moi. Elle est définie par l’acte libre, et celui-ci est traité comme un fait. Elle est ensuite conçue comme un certain retour sur soi, renouant avec notre moi profond, récusant le moi superficiel. « Bref, écrit Bergson, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste ». Le processus conduisant à l’acte libre renvoie à deux traits : la maturation lente qui n’équivaut pas à l’idée d’un choix entre des contraires, et le pouvoir créateur dont nous disposons (une capacité à tirer de soi-même plus que ce que nous contenons).

La liberté est donc un rapport concret entre le moi et l’acte qu’il effectue. La liberté est intensive et comporte des degrés. C’est à la lectrice et au lecteur de réfléchir alors à ce qu’il lit. L’auteur pour autant lui suggère des comparaisons philosophiques qui peuvent éclairer sa démarche (comparaisons avec Kant, avec la sociologie, et surtout les autres philosophes de l’époque). Il n’a pas tort non plus de montrer que la conception bergsonienne de la liberté se complète ou s’amplifie au fur et à mesure des publications. Il fallait de toute manière que Bergson s’attaque à la manière dont la liberté pouvait prendre place dans le monde matériel.

 

L’évolution créatrice

Pour autant, pour préciser cette notion de liberté, il ne suffit pas de régler la question du rapport au monde. Il faut aussi se préoccuper des rapports entre l’humanité et les autres espèces vivantes. Cette perspective est réglée par la notion « d’évolution créatrice » (qui donne son titre à un ouvrage). Une philosophie de la vie se profile ici, susceptible de lier la vie organique et la vie spirituelle. C’est la notion de création qui permet ce lien. Certes, dit Bergson, nous sommes la création de nous-mêmes par nous-mêmes, mais la vie organique est aussi créatrice. L’expérience de la vie intérieure en quelque sorte fournit le principe de l’interprétation générale de la vie. Et ici s’ouvre un nouveau pan de la philosophie de Bergson, que le lecteur voit se déployer avec pertinence sous ses yeux.

Le vivant, l’intelligence, la liberté s’inscrivent ici dans une conception grandiose, mais classique pour l’époque, de la vie organique et de l’évolution humaine. La marche de l’humain vers la réflexion, l’acquisition du langage, le regard sur l’animal, etc, jettent une lueur spécifique sur la conception du monde que ce livre pédagogique conduit au jour. Il est impossible ici de détailler tous les traits de la pensée de Bergson explorés. L’auteur, d’ailleurs, s’en charge fort bien, et surtout de manière plus articulée qu’un compte-rendu pourrait le faire.

Au lieu de détacher les thématiques les unes par rapport aux autres, il enchaîne fort bien les éléments que les manuels philosophiques caricaturent souvent. Le modèle de la liberté étant compris comme un immense effort pour créer du nouveau, et l’insérer dans les choses, on peut rapidement saisir une difficulté humaine : des cadres, des institutions, des mécanismes se mettent en travers du chemin de la liberté et de la vie. En aboutissant, d’ailleurs tardivement, à ces considérations, Bergson n’aborde les problèmes sociaux, ceux de la morale et de la société, qu’après les avoir conçus dans sa philosophie de la vie. Les conceptions de la morale, de la religion, de la psychologie, celle de l’opposition entre les sociétés closes et les sociétés ouvertes – un thème largement repris depuis lors – résultent de ces travaux. Bien sûr tous les vivants sont soumis à une même poussée de l’élan vital, mais l’humanité est seule en mesure d’en poursuivre la direction.

 

Cette nouvelle introduction constitue un support indispensable pour ceux qui ne se contenteraient pas de lire quelques extraits des écrits de Bergson, et pour ceux qui ne peuvent d’un seul trait parcourir tout le corpus bergsonien. L’auteur suit pas à pas les publications de Bergson, ce qui est une bonne manière de s’imposer une certaine rigueur dans l’exposé de l’enchaînement de la pensée du philosophe. On échappe ainsi aux ouvrages qui extraient des notions d’un corpus pour se satisfaire de définitions sèches.