Plutôt qu'à la musique, Denis Lépée choisit de s'attacher à la face intime de Frank Sinatra, personnalité aussi flamboyante que paradoxale.

Frank Sinatra, le rêve américain. Le titre laisse rêveur par un certain panache néanmoins tout à fait pertinent. Francis Albert Sinatra, fils d’immigrés siciliens, a construit sa carrière de star internationale sur ce mythe de l’American dream, ce rêve qui devient réalité, que l’on soit pauvre ou étranger. Un rêve uniquement possible sur "une terre où celui qui arrive sur un bateau à Ellis Island peut, en une génération, accéder aux premières places et devenir l’ami du Président". Sinatra fut l’une des premières stars venues au monde. C’est aussi l’un des premiers à avoir été idolâtré par une foule qui ne s’offusquait guère de ses fréquentations douteuses, de ses excès en tout genre et autres travers.

Si Frank Sinatra est devenu une star, c’est avant tout grâce à ses chansons. Celui qu’on appelait "The Voice" a marqué de sa voix puissante des décennies de musique américaine. "Il a quelque chose d’unique dans la voix. Quelque chose qui me donne envie de pleurer de bonheur", s’émouvait Ava Gardner. "C'était une voix qui respirait le mauvais genre, la vie, la beauté, une voix chargée d'excitation, d'un méchant sens de la liberté, de sexe et d'une triste expérience de la marche du monde", a commenté Bruce Springsteen. C’est exactement de cela que Denis Lépée nous parle ici. Car le chant de Sinatra dénonce ce qu’il est.

Les néophytes trouveront leur compte dans cet ouvrage complet qui retrace de façon succincte et efficace le parcours du musicien. Mais l’auteur a fait le choix de ne parler que de l’homme. On apprend certes ses hésitations quant à son nom de scène (face à colère paternelle, il garde son patronyme) ou son mépris pour un de ses plus grands succès, My Way. Lépée revient aussi sur le Rat Pack ou Las Vegas, mais le sujet principal du livre réside ailleurs. C’est de l’intime dont il est ici question. On connaissait le Sinatra séducteur, on découvre le Sinatra amoureux. De sa première femme, Nancy, de la juvénile Mia Farrow, de la dernière compagne, Barbara. Mais c’est la belle et frondeuse Ava Gardner, son "grand amour pour l’éternité", qui le marqua à vie, le laissant dévasté après leur rupture. On connaissait le fils d’immigrés siciliens, on découvre l’enfant angoissé, entièrement dévoué à sa mamma. On découvre aussi le Frank du quotidien : maniaque, lunatique, au caractère impétueux et à la mauvaise foi légendaire. On se croirait presque dans Le Parrain – et pour cause : "Frankie" en fait partie, le personnage de Johnny Fontane inventé en 1968 par Mario Puzo étant en effet le double fictionnel de Sinatra, l’Italien qu’il décrit ironiquement comme "le plus grand chanteur de charme des États-Unis". Le portrait brossé est en effet loin d’être glorieux : "Il s’était mis à boire, à jouer, à courir les femmes, les autres. Et puis il avait perdu sa voix…". Fontane n’a alors pas d’autre choix que demander de l’aide auprès de Don Corleone – qui se fera un plaisir de l’aider à obtenir le rôle qui relancera sa carrière. La réalité est pareille à la fiction, puisque Lépée nous confirme à quel point les relations entre le syndicat du crime et le chanteur jouèrent un rôle dans sa carrière. À la sortie du livre et de l’adaptation cinématographique de Coppola, Sinatra a beau tempêter, personne n’est dupe. Passionné de politique, Denis Lépée revient aussi sur l’affection qui unissait le flamboyant crooner à John F. Kennedy… puis à d’autres symboles de ce pouvoir qui le subjuguait tant.

Généreusement illustré de photographies et autres documents d’époque, bénéficiant d’une mise en page colorée, proche d’un hors-série de magazine de luxe, le livre se lit aisément. Ni frivole ni pontifiant, le décryptage de cette personnalité fascinante pour qui "tout doit être exceptionnel" s’avère être un bon outil de compréhension de "l’homme caché" derrière la star Sinatra. Et nous apprend un peu tout et son contraire : son humble générosité, ses crises de violence, son ouverture d’esprit, son machisme, son addiction à la couleur orange, son refus de disparaître… Quelle importance ?, répliqueront les nombreux admirateurs. Pourtant, il y en a une à nous raconter qui était réellement, sous les paillettes et les applaudissements, le détenteur de cette Voix qui fit couler tant d’encre et de larmes.


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