Une réflexion contemporaine sur les enjeux et la valeur de la désobéissance.

Cela faisait longtemps que nous n’avions pas vu un intellectuel s’emparer d’un tel sujet avec autant d’aisance et de clarté. Il était urgent de redéfinir la désobéissance — pour une démocratie fragile — d’en rappeler les modalités, les moyens d’action, comme d’évoquer ses incontournables traitements littéraires, philosophiques et historiques. Nous attendions aussi qu’un auteur en conceptualise les grands enjeux éthiques. Pas de méprise : l’essai ne cherche pas à encourager ou prohiber une révolte, mais à interroger selon la vieille tradition socratique l’éthique de son lecteur — au double sens de l’ethos grec : habitude et vertu. Sans en avoir l’air, l’ouvrage aura donc une vertu pédagogique, philosophique et éthique : il questionnera le rapport du lecteur à sa propre capacité à obéir et lui montrera que l’obéissance ne doit pas être qu’une habitude politique ou sociale, mais bien une décision éthique. Il en va de la cohérence interne à soi, à sa responsabilité et au sens de l’humanité. L’auteur interroge tout un chacun sur le sens de l’interruption du politique, de l’habitude, du conformisme pour réfléchir aux situations où l’obéissance conserve son humanité ou la perd. L’humanité, si nous la comprenons comme un ensemble d’individus doués de sensibilité et de raison, est peut-être avant tout ce qui permet à cet ensemble de faire communauté : seule l'attention à l’autre et à soi donnera un visage humain à l’ensemble des hommes. Dans l’horizon de cette humanité, le questionnement de l’obéissance et de la désobéissance est une attitude aussi philosophique que démocratique, si tant est que la démocratie ne désigne pas une forme de régime mais une manière de gouverner et d’être gouverné. Beaucoup de citoyens l’oublient, pensant que critiquer c’est désavouer, que désobéir c’est semer le désordre ; beaucoup se sentent sujets d’une monarchie plutôt que citoyens d’une République. Pourquoi ? Est-ce si difficile d’assumer sa liberté de penser, de s’exprimer et de vivre ? L’intention du livre est de comprendre cette difficulté : « Ce livre voudrait comprendre, en interrogeant les conditions éthiques du sujet politique, pourquoi il est si facile de se mettre d’accord sur la désespérance de l’ordre actuel du monde, et si difficile pourtant de lui obéir ?   »

La désobéissance apparaîtrait comme un synonyme du désordre, de la discorde, voire de la désinvolture. Il s’agit d’une vision héritée d’un schème familial et paternaliste : désobéir serait la prérogative du mauvais fils ou de la mauvaise fille, qui n’a pas compris que l’ordre vaut toujours mieux que la violence et le refus. A dire « non », où va le monde ? Pourtant, Frédéric Gros nous entraîne dans ce questionnement sincère et subtil de l’essence de la désobéissance. Il propose un travail aussi rigoureux et digne que possible, demeurant capable de s’adresser à un public non averti tout en ne lâchant pas le cap de la rigueur philosophique. Finalement, l’essai ne questionne pas tant d’abord la désobéissance que l’obéissance : « Ce livre pose la question de la désobéissance à partir de celle de l’obéissance, parce que la désobéissance, face à l’absurdité, à l’irrationalité du monde comme il va, c’est l’évidence »   . Il lui faut démontrer qu’obéir n’est ni un acquis ni un bien en soi, qu’obéir peut conduire à accepter l’injustice et la violence. Nous ne le savons que trop bien depuis la deuxième guerre mondiale et les génocides du XXe siècle. Nous le savons encore aujourd’hui : la hausse des inégalités socio-économiques, la dégradation de l’environnement ne peut qu’interpeller les réactions. Pourtant, la terre se meurt, des êtres s’appauvrissent, et les hommes se fatiguent sans réagir unanimement. 

 

Tout commence par le besoin d’obéir.

Les premiers chapitres reprennent à nouveaux frais la question de l’obéissance et affirment la thèse suivante : il est salutaire pour l’individu d’obéir. Vérité humaine, voire trop humaine « c’est dans l’obéissance seulement qu’on se rassemble, qu’on se ressemble, qu’on ne se sent plus seul.   »

Frédéric Gros passe alors en revue les figures altérées et rejetées de la désobéissance : les dénommés « anormaux » qui, comme l’a montré Foucault, représentaient les rejetons d’une société à laquelle ils ne pouvaient pas s’intégrer, sauf à vivre reclus dans des hôpitaux psychiatriques. Les écoliers turbulents, les paresseux, les mauvais ouvriers, les voyous sont « les incorrigibles » de la société : incapables de résister à leurs pulsions, ils sont impuissants à affirmer leur humanité. C’est Kant lui-même, rappelle l’auteur, qui expliquait que l’éducation conditionne l’obéissance politique. Des catastrophes nous ont pourtant révélé que l’obéissance peut se révéler dérangeante, voire inhumaine. Obéissance qui n’est peut-être pas la part monstrueuse de l’homme mais sa banalité et sa médiocrité toujours possibles, comme l’avait remarqué Hannah Arendt. Au XXe siècle, nous avons découvert que la frontière ne se situe plus entre le pulsionnel et l’humain mais entre l’automatisme, le machinisme et l’homme : « Dans l’horizon de cette seconde modernité, l’opposition n’est plus celle de l’homme et de l’animal, mais de l’homme et de la machine   » Changement de paradigme qu’il est salutaire de souligner avant toute réflexion.

L’auteur propose donc le cadre théorique et l’horizon de ses réflexions : il ne veut pas d’une analyse psychologique mais d’une analyse philosophique et éthique — « L’éthique, elle, est une anti-psychologie, et les différences formes que je présenterai sont des variations de style.   » Autrement dit, si plusieurs formes d’obéissance sont toujours envisageables : obéissance aux normes religieuses, sociales, politiques, F. Gros questionne l’obéissance comme responsabilité de soi et de l’autre. Non pas que les conditions socio-économiques et historiques soient négligeables, mais l’auteur en revient à une attitude philosophique traditionnelle, socratique et arendtienne : il s’agit de rappeler aux hommes qu’ils ne sont pas seulement le territoire de multiples influences et déterminismes, mais qu’ils sont aussi ceux qui peuvent ressentir, penser et juger.

Les chapitres 2 à 4 reviennent donc sur la soumission, et plus précisément sur ce que l’auteur nomme la « sur-obéissance ». La soumission a ses raisons : désobéir est trop risqué ou trop coûteux, la soumission garantit une forme de calme, les injustices sont justifiées par le pouvoir, de même qu’elles pourraient troubler ce pouvoir. Beaucoup pensent et font penser aux autres que désobéir reviendrait à revendiquer des intérêts égoïstes contre la paix civile. Frédéric Gros montre la provenance de cette idéologie : des philosophes politique s’opposent au mythe de la démocratie — le pacte social n’est qu’un leurre qui cache de sourds rapports de force — et ouvrent la voie à une mystification éthique tout aussi gênante : nous savons que la hiérarchie est injuste et l’harmonie sociale irréelle, mais désobéir serait un mal plus grand encore. Obéissez tout en conservant votre lucidité ou votre jugement critique et ne perturbez pas ce bien mal acquis. Relisant pour nous le fameux texte de la Boétie sur la servitude volontaire, F. Gros y voit la clé d’une première désactivation de la soumission : ce que reproche la Boétie n’est pas l’obéissance mais la sur-obéissance. Comme le dit alors l’auteur : « arrêtez simplement, vous, de faire exister et tenir le pouvoir par ces gages que vous lui donnez, par ce crédit que vous lui accordez sans cesse.   » L’adoration fait tenir le chef et trop souvent l’obéissance se meut en adoration. Pour F. Gros, « Le texte laisse envisager qu’une manière de désobéir serait une obéissance a minima.   » Cette lecture lui permet de fédérer bien d’autres pratiques minimales de la désobéissance : la « soumission acétique », la résistance civile, pacifique, les stratégies de non-coopération. A côté d’un travail philosophique de distinction — obéir/servir, obéir/surobéir — l’auteur révèle le terreau de nos subordinations : mythes politiques de la place naturelle des dirigés, schème patriarcal de l’obéissance infantile, « culture chrétienne de l’obéissance comme voie prioritaire du salut   ».

 

Désobéir, résister

Des chapitres 5 à 6, l’auteur en vient à la typologie des désobéissances, des résistances, des insoumissions et aux vieilles figures de la résistance, Antigone, Thoreau. L’auteur sait les lire et les relire, ne nous donnant pas l’impression de servir une pensée toute faite sur ces figures bien connues. Comme à chaque chapitre où de grands textes et de grandes figures sont ré-abordées, F. Gros parvient à tout remettre en jeu. Aux chapitres 7 et 8, l’auteur revient à ce qui tourmente l’enjeu de l’obéissance et reprend — par un détour par l’expérience de Milgram — le rapport d’Arendt sur le procès Eichmann. Deux raisons internes à l’ouvrage président une telle reprise : d’abord, pour F. Gros, les analyses de ce procès n’ont pas épuiser la question. L’alternative esquissée entre « le récit gris d’Eichmann (ce qu’Arendt à qualifié de banalité du mal) fait le procès du système totalitaire, et même, au-delà de la modernité technique, de la gestion bureaucratique des personnes, du traitement rationnel des masses humaines   » et la « légende noire » soulignant la responsabilité et la monstruosité individuelle ne suffit pas. Notre auteur veut surmonter cette alternative : le pire n’est ni dans la médiocrité de l’intelligence ni dans une perversion, car « Eichmann revendique sa responsabilité, il a voulu rester loyal à son serment initial […] il revendique la moralité de son obéissance   ». Eichmann manque de jugement, mais il ne sait pas juger combien son obéissance préjugera de la fin de l’humanité, il ne sait pas estimer que la force d’un serment n’est pas humain quand il s’adosse à un projet cruel.

Nous voyons un deuxième point crucial : en mystifiant le consentement des citoyens à l’autorité, le pouvoir et ceux qui le protègent, rejettent la possibilité de remettre en jeu le consentement. Le sujet désobéissant se trouver renvoyé à son aliénation consentie — pacte masochiste, dont Deleuze a montré l’importance de la contractualité — qui n’est qu’une mystification politique du pacte social. Mauvaise foi ou rappel à l’ordre ? L’auteur n’en pose pas moins la question cruciale : de quoi parle-t-on dans le consentement ? Est-on « d’accord pour obéir aux lois ou pour faire société ?   » En ce dernier cas, rien n’empêche les citoyens de rejouer le contrat qui existe toujours dans l’éclat et la concertation de ceux qui ne veulent plus subir d’injustes lois. C’est une des thèses les plus pertinentes de l’auteur : la désobéissance civile « réactualise ce qui n’a jamais existé (le consentement et la signature d’un contrat) et fait surgir ce moment d’origine où un collectif décide de son destin   ».

Enfin, F. Gros relance la question infernale : pourquoi certains sortent-ils des rangs ? « Est-ce donc si difficile d’avoir raison contre tous, de demeurer au ras de sa perception élémentaire   » ? On a beau comprendre, on ne comprend pas. Du moins, le lecteur commencera-t-il à saisir que, l’essentiel de la thèse avait été annoncé dès le début du livre : juger et désobéir, c’est être au plus près de soi, au plus loin des autres. Désobéir, c’est être seul. Cette position a quelque chose d’insupportable puisque même la justice promeut la relation des uns et des autres. Dans la punition ou la justice de distribution, la justice ressoude les hommes entre eux. Mais la désobéissance est un moment peut être inhumain — en ce qu’il engage une dissidence, une séparation, une rupture avec le cadre social — qui redonnera à l’humanité ses conditions de possibilité. Ce moment est insupportable : « Comme si ce détachement ne pouvait signifier qu’une chute, comme un bloc se détache de la montagne. Chute angoissante hors du sein du ‘‘Nous’’ indifférencié, ployable et chaud, du ‘‘On’’ cotonneux   ». Certains courants philosophiques ont revendiqué cette solitude : le scepticisme, le cynisme, le doute cartésien, le combat nietzschéen, autant d’incarnations de la solitude. Ce à quoi Frédéric Gros s’évertuera jusqu’à la fin du livre est d’encourager cette solitude, et de comprendre qu’il n’est pas de communauté sans un retour salutaire à soi.

 

La responsabilité : perte du moi ou souci de soi ?

A partir du chapitre 10, l’auteur amorce une navigation éthique ; horizon ultime de ses thèses sur la désobéissance. Qu’est-ce qu’obéir dignement et donc désobéir éthiquement ? Avec l’aide de Kant et de sa pensée de l’autonomie, il s’agit de réactiver la notion si cruciale du jugement et de la relier à la désobéissance critique et pratique : penser sans réciter un livre, faire des choix de vie sans un directeur de conscience, se donner des règles de santé sans suivre aveuglément nos médecins. Tout cela ne tient pas à une intelligence profonde mais au courage : courage de la vigilance critique, du doute, des réserves. Avec l’aide de Socrate, il s’agit de penser que la désobéissance ne consista pas seulement dans la fuite des lois, puisque Socrate lui-même accepta la peine de mort. Mais Frédéric Gros remarque par là qu’« accepter la sanction, ce n’est pas forcément la légitimer, mais en faire éclater le scandale   ». C’est manifester une force de choix indélégable. Occasion pour l’auteur de souligner qu’il s’agit moins de désobéissance que de dissidence éthique : ne plus parvenir à obéir. 

Le collectif n’est pas balayé, mais il importe désormais de réveiller la puissance de jugement de chacun : chacun devrait savoir dire non à l’autre et oui à soi-même. La direction de conscience au nom d’un groupe, du Bien revendiqué, n’a rien d’éthique si l’individu agit sous influence. Le mal revient plus vite qu’on ne le croit, et « Il faut se méfier des majuscules »   . Tel est l’avertissement socratique de l’auteur : penser par soi, oser rompre avec l’autre, y compris avec les majuscules. La responsabilité individuelle est un rapport, non pas à la morale comme ensemble de prescriptions déclarées justes ou bonnes, mais un rapport à soi devant chaque situation où le sujet se trouvera interpellé.

Qu’est-ce que se sentir responsable ? Pour Aristote, c’est savoir obéir pour savoir gouverner, c’est considérer ceux qu’on gouverne comme ses égaux, c’est rester à sa place et agir comme il le faut, ni comme un héros ni comme un lâche, dans une endurance silencieuse et une détermination sans faille aux règles que l’on se donne. Bref, faire régner l’ordre en soi ; être vivable à ses propres yeux. C’est toute la différence de l’éthique sur la morale : il ne s’agit pas de respecter l’interdit du meurtre parce qu’il est donné par Dieu ou le roi, mais parce que j’estime ne pas pouvoir vivre avec moi-même comme avec un assassin. Les détours par l’éthique grecque et lévinassienne conduisent finalement l’auteur vers une conclusion qui conjugue les deux sources d’inspiration : être éthique, c’est se soucier de soi comme un noyau éthique. Il ne s’agit pas du soi des pulsions, des préférences égoïstes, ou de l’originalité, mais ce soi réalisé à partir de la réponse qu’il donne à sa convocation indélégable. N’oublions pas que « notre existence est notre œuvre »   conclut Frédéric Gros et que cette œuvre se fait dans le présent du jugement, de l’exigence de vérité, de la réponse donnée à l’autre qui me somme de le regarder