Deux livres, pour deux manières bien différentes de (re)formuler la question sociale.

Il n’est pas certain que ces deux petits ouvrages aient grand-chose à se dire, les approches adoptées par leurs auteurs respectifs apparaissant diamétralement opposées. Ils dissèquent pourtant deux des éléments les plus sensibles d’une question sociale mainte fois reformulée : l’exclusion et les inégalités. La lecture en parallèle de ces deux livres n’en est dès lors que plus féconde tant les destins de ces deux objets semblent liés. Très souvent, l’analyse de l’exclusion a, en effet, paru supplanter celle des inégalités dans les discours scientifiques et politiques des deux dernières décennies. 


L’exclusion : l’horizon indépassable du social ?

Tout à la fois chercheur et expert gravitant dans la sphère administrative, Julien Damon consacre les quelque 120 pages de son "Que sais-je ?" à l’exclusion, ce totem du social contemporain. Même érigée au rang de catégorie de l’action publique, l’exclusion n’en reste pas moins un concept relativement paresseux et insaisissable. L’auteur rappelle d’ailleurs, à profit, la consternation du sociologue Julien Freund, regrettant en 1993 que "la notion d’exclu [soit] en train de subir le sort de la plupart des termes qui ont été consacrés de nos jours par la médiocrité des modes intellectuelles et universitaires : elle est saturée de sens, de non-sens et de contresens ; finalement, on arrive à lui faire dire à peu près n’importe quoi". Au-delà de sa plasticité, se pose également le problème des représentations de la société que véhicule le thème de l’exclusion. Comme l’avait notamment souligné Robert Castel   , en résumant l’ordre social à la seule cohabitation de deux sphères (celle des inclus et celle des exclus), le discours sur l’exclusion offre en effet une vision pour le moins pauvre et étroite de la société. Il prend le risque de simplifier à outrance la question sociale en ne tenant pas compte de ces "zones intermédiaires" que peuplent des milliers d’individus pris dans une sorte d’entre-deux : plus vraiment dedans, pas encore dehors. Il conduit, surtout, à ne plus considérer comme primordiales les inégalités qui sévissent dans la sphère des inclus, l’essentiel étant d’être à bord.

De tels constats ne paraissent cependant pas décourager Julien Damon. Ce dernier trouve même quelques vertus à la notion d’exclusion sociale, notamment celle de rassembler pauvreté matérielle, isolement, besoin et ségrégation sous un même terme. On doit en outre admettre que l’omniprésence de cette notion dans le champ des politiques sociales impose de la circonscrire, même a minima. Et c’est ce que fait, avec une pédagogie certaine, le sociologue. Il nous rappelle ainsi que le thème de l’exclusion n’a fait son entrée dans le débat public qu’au cours des années 1960/1970, sous la plume de hauts fonctionnaires se rêvant en hérauts d’une nouvelle question sociale. Il s’agissait, à cette époque, de saisir les contours d’une population jugée "socialement inadaptée" car incapable de profiter de la phase de prospérité des "trente glorieuses". Eclipsée durant les années 1980, la notion d’exclusion revient par la grande porte à l’orée de la décennie suivante. Elle s’impose en effet, sous ses airs faussement scientifiques, en mot-clef de l’élaboration des politiques sociales. Cette situation ressort d’ailleurs parfaitement des nombreuses pages consacrées à l’exposition et à la catégorisation des différents dispositifs spécifiquement mis en place pour lutter contre l’exclusion. Julien Damon y suggère surtout que la définition extensive de la notion lui a permis de se glisser dans de nombreux domaines des politiques publiques : dans les prestations légales de la lutte contre la pauvreté, évidemment, mais également dans la politique familiale, dans celle de la ville, ou encore, dans celle de la santé. C’est justement là que le bât blesse, à en croire l’auteur. En partie aiguillonnés par l’"émotion", la "compassion" et les peurs que la pauvreté inspire aux citoyens, les pouvoirs publics auraient multiplié les dispositifs et les instances de lutte contre l’exclusion et donné naissance à un "complexe bureaucratico-assistanciel". La critique de ce Léviathan du social conduit rapidement Julien Damon à quitter les voies bien balisées du "Que sais-je ?", pour leur préférer des chemins plus accidentés. Les quarante dernières pages prennent en effet l’apparence d’un quasi-programme de réformes. Les analyses de la prise en charge des SDF – sujet que l’auteur connaît pour lui avoir consacré sa thèse de sociologie – et de la manière dont est actuellement abordé le problème des travailleurs pauvres, sont ainsi censées convaincre de la nécessité de passer d’un "social compassionnel et émotionnel à des politiques sociales plus rationnelles". Si le diagnostic est pertinent, on considérera toutefois que les solutions avancées s’apparentent plus à de grandes orientations qu’à de concrètes préconisations. En effet, au-delà d’un soutien (pour le moins convenu) à la "solidarité active" et à l’"investissement social", Julien Damon ne propose pas vraiment autre chose qu’une simplification – certes indispensable – de l’écheveau juridique, associatif et administratif en charge de la lutte contre l’exclusion. Un tel mouvement impliquerait notamment une réduction drastique des centres de décision et de responsabilité et, surtout, la détermination d’objectifs clairs et évaluables.

Au terme de cette présentation très fouillée de l’exclusion, on peut enfin regretter que le format du "Que sais-je ?" ait quelque peu brisé l’élan de son auteur, l’empêchant notamment de se saisir des interrogations plus politiques et théoriques que génère le recours à la notion d’exclusion. L’ouvrage aurait certainement gagné à étendre son spectre à d’autres enjeux que ceux de la policy. Il aurait, par exemple, été utile de souligner que le fait de parler de "souffrance", de "misère" ou d’"exclusion" conduit, certes, à glisser vers le registre du compassionnel, mais également – et c’est tout aussi préoccupant – à écarter toute référence aux inégalités ou aux injustices… et, ce faisant, à dépolitiser la question sociale   .


Des origines de l’inégalité entre les Hommes

Le risque de dépolitisation n’est certainement pas ce qui guette les 120 pages du Système des inégalités de Alain Bihr et Roland Pfefferkorn. L’ouvrage livre en effet une explication résolument critique du social. Il va ainsi de soi, pour les deux auteurs, que les "inégalités et les hiérarchies […] ne sont […] pas les résultats automatiques d’une dynamique économique abstraite et aveugle […] mais le résultat de politiques publiques et privées, menées sur la base de rapports de forces entre les différents groupes sociaux. Nous ne sommes donc pas en présence d’une simple lutte de places, mais bien de ce que, en d’autres temps, on nommait… la lutte des classes" ; une lutte des classes vraisemblablement orchestrée par celles que les deux sociologues convoquent dès la deuxième page : les "politiques néolibérales". L’ennemi est démasqué dans les pages qui suivent : la "bourgeoisie", tout d’abord, qui prendrait "soin de mettre en place des institutions qui lui permettent de battre en brèche l’“égalité des chances”" ; mais également les gouvernants, accusés de mettre en place de "véritables stratégies" visant à offrir une main d’œuvre "bon marché" et flexible au "patronat" (à travers les programmes de workfare notamment).

Ce serait pourtant une erreur de conclure ici à un vague pamphlet gauchiste. Au-delà de ses partis pris, l’ouvrage de Alain Bihr et Roland Pfefferkorn se révèle en effet parfaitement argumenté et construit. La thèse et la méthode auxquelles les chercheurs ont recours s’avèrent en outre particulièrement stimulantes. Il s’agit, en effet, d’adopter une approche systémique des inégalités, en les considérant dans toute leur multidimensionnalité. À contre-courant d’une démarche classiquement mathématique et quantitative, qui prendrait le risque de ne proposer qu’une suite de lectures partielles des inégalités, Bihr et Pfefferkorn suggèrent de considérer, avant toute chose, que ces dernières "se déterminent réciproquement, […] s’engendrent et par conséquent s’aggravent réciproquement, en provoquant […] selon les cas une accumulation de handicaps ou une accumulation d’avantages et de privilèges". Une ambitieuse entreprise de dévoilement des racines les plus profondes de ce mal social peut alors se déployer. Ces racines sont à rechercher du côté des "relations fondamentales que les hommes entretiennent entre eux". Rapports sociaux de production ou de propriété, rapports de sexes ou de générations, sont en effet autant de justifications des inégalités entres les Hommes. S’ensuit la description, par les sociologues, d’un "entrelacement complexe des inégalités" que ne peut actuellement saisir l’appareil statistique officiel   .

Il serait vain et peu pertinent de synthétiser en quelques lignes l’ensemble des démonstrations fournies par les auteurs. On peut néanmoins souligner leur rigueur et leur richesse, et confirmer qu’elles convainquent de l’existence d’interactions entre les inégalités (et donc de leur cumul), de leur détermination sociale, ou encore, de leur propension à se reproduire de génération en génération. Plus généralement, le travail effectué par Alain Bihr et Roland Pfefferkorn dessine les contours d’un ordre social fortement segmenté, conflictuel et hiérarchisé, à mille lieux de la thèse frelatée d’une "moyennisation" de la société française ; à mille lieux également de la société simplement duale que nous propose le discours sur l’exclusion. Cette mise en lumière d’un système des inégalités permet surtout aux deux sociologues de déconstruire certaines des représentations sociales dominantes. Difficile en effet, en refermant ce livre, de continuer à croire en l’existence d’une "société ouverte" où l’égalité des chances consacrerait le seul mérite et engendrerait inévitablement la mobilité sociale.


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Crédit photo : Iceman 75 / flickr.com