Bruno Latour s’est efforcé de concevoir la science, la nature, la politique, la religion et la société en-dehors du cadre intellectuel développé depuis Platon jusqu’à Kant.

Pour ceux qui persistent à croire que va de soi l’idée d’un monde double – avec une face apparente et une face cachée –, qu’existerait donc un arrière-monde placé derrière le décor dans lequel nous nous mouvons, cet ouvrage est à lire avec attention. Il nous conduit à comprendre qu’il nous faut trouver une alternative au cadre intellectuel développé depuis Platon jusqu’à Kant, concernant les conceptions de la science, de la nature, de la politique, de la religion et de la société. Ce qu’on en retient immédiatement, c’est que le philosophe Bruno Latour nous appelle, non pas à percer des apparences, mais à décrire le monde autrement, à apprendre à remanier le rapport entre le dicible et le visible, afin de nous placer différemment dans le monde et par conséquent d’y agir autrement. L’ensemble de cette « introduction » à sa philosophie insiste sur la rupture opérée par Latour avec certaines « traditions », facilitant ainsi l’accès à des travaux qui tiennent à la fois de la philosophie, de l’ethnologie, de l’épistémologie et de la sociologie, et dont la première innovation consiste ainsi à s’affranchir du découpage habituel des savoirs.

De Bruno Latour, l’auteur retient les travaux qui portent sur la science, la théorie de l’acteur-réseau, la cosmopolitique, l’anthropologie. Afin de mieux leur donner cohérence, il en parle comme de recherches qui ont contribué à dessiner, pour nos jours, une sorte de « chambre des merveilles », un cabinet de curiosités à la mode de la Renaissance. Il faut entendre par là que ces travaux sont liés par des connexions qu’il est nécessaire de reconstruire à chaque fois, en tenant compte aussi des personnes rencontrées par le philosophe, des lieux fréquentés et des institutions de référence. Ni Latour, ni l’auteur de ce volume, Gérard de Vries, ne se contente donc de cantonner les travaux de Latour au domaine des sciences et des techniques, dans lequel ses recherches lui valurent la reconnaissance internationale. Au contraire, Gérard de Vries étend l’analyse à toutes les dimensions de ses recherches permettant d’insister sur le fait que nous devons abandonner les intuitions et les modèles explicatifs auxquels nous tenons par habitude. Nous ne pouvons plus penser nos sociétés sans tenir compte de la technologie. Nous ne pouvons pas saisir les sciences comme des blocs fermés sur eux-mêmes, alors qu’il y est toujours question de transgresser des frontières (avec les autres disciplines).

 

Le voir

Suivre Bruno Latour, c’est ainsi accepter une intuition : il faut décrire de manière renouvelée les institutions clefs du monde moderne, pour rendre visible, selon une expression de Michel Foucault, ce qui est visible mais que nous ne percevons pas. Le philosophe – en particulier celui des sciences et des techniques qu’est Latour – doit nous apprendre à voir ce que nous voyons.

Comment voir, par exemple, la totalité d’une ville comme Paris ? En montant sur les toits, serait-on d’abord tenté de répondre ! Mais la pollution nous empêche d’observer. Et si, finalement, la meilleure vue de la totalité de Paris était le plan de la ville, une grande ville devenue petite et tenant sur un morceau de papier imprimé ? La traduction de cet apologue latourien est que la réalité ne se laisse pas capturer d’un seul coup d’œil, à partir d’un point unique. Rien ne serait donc donné au regard, tant que celui-ci n’est pas armé de tous les travaux des chercheurs : cartographes, statisticiens, ingénieurs, etc. Les données récoltées chez les techniciens sont ensuite traduites en une image-plan qui permet au touriste d’appréhender la totalité de Paris.

Ceci ne revient pas seulement à se demander comment la réalité est rendue visible. Car il se pourrait bien que la réalité n’occupe pas la place qu’on lui confère lorsqu’on l’identifie à ce que nous voyons sans le regarder. La réalité est-elle finalement autre chose que les vérifications que nous construisons de ce que nous pouvons voir avec nos instruments ? On n’observe rien passivement.

Il reste que pour en arriver à comprendre ce qui est en jeu ici, il convient d’établir un diagnostic de la modernité qui nous a constitués, et de fournir une image moins confuse de cette modernité que celle qui est véhiculée par habitude. Notamment, une image qui ne se contente plus d’opposer le « nous » à « eux » – les autres, les « non-modernes ». Une nouvelle pensée est nécessaire, qui suppose qu’on cesse de réduire la pensée au « double clic » qui nous voue aux délices de l’absence de travail.

 

Épistémologie

Pour une part, la crise écologique devrait appeler chacun de nous à être plus circonspect sur nous-mêmes et à repenser nos rapports avec les autres cultures. D’ailleurs, de ses premiers travaux, Latour tire la leçon suivante : il faut se battre contre l’idée selon laquelle l’information coule sans effort, que la vérité ne requiert aucun travail. Cette croyance relève de la pratique du « Double clic ». Non seulement, donc, il faut prendre ses distances avec l’empirisme le plus plat de l’opinion, mais encore, il nous faut prendre nos distances avec les intuitions et des distinctions conceptuelles qu’une certaine tradition philosophique considérait comme acquises. C’est d’ailleurs ce dernier point qui place Latour au cœur de querelles infinies suscitées chez ceux qui ont été déboussolés par la lecture de ses travaux.

Pour suivre Latour, il faut effectivement profiter pleinement des acquis épistémologiques du XXe siècle : depuis l’analyse logique des résultats scientifiques jusqu’aux analyses descriptives des pratiques scientifiques. Le tournant vers la pratique, chez lui, suscita bien sûr un certain nombre de questions. Mais en même temps, la pratique des sciences ne pouvait être analysée que sous forme d’une sociologie des laboratoires. Il fallait aller plus loin. C’est-à-dire analyser jusqu’aux procédures adoptées par les chercheurs, et mettre en question la fameuse « méthode » scientifique si valorisée sous l’égide du positivisme. Il fallait aussi tenter de résoudre les questions suivantes : comment la science procède-t-elle et pourquoi attribue-t-on de l’autorité à ses résultats ?

C’est d’ailleurs sur ce type de questionnement que se sont constituées les Social Studies of science. Elles ne se contentent pas de déployer une sociologie de la science ou de la connaissance.

 

Ni rationalisme étroit, ni l’empirisme plat

On a en effet pris la (mauvaise) habitude d’affirmer que la méthode scientifique donnait directement accès à la réalité. Cet héritage, devenu une habitude dangereuse, enferme les théories des sciences dans un antagonisme surfait entre rationalisme étroit et empirisme plat. Nul ne songe à rendre compte de tout le travail qu’il est nécessaire d’accomplir pour établir ce qu’en fin de compte on appelle un « fait ».

Plutôt que d’occuper des positions doctrinales, mieux vaut finalement observer les processus de « construction » de la connaissance scientifique (paradoxalement, la notion de « construction » vient aussi de Immanuel Kant et est amplifiée par Gaston Bachelard). Par exemple, comment une recherche conduite par un savant se voit progressivement séparée de son auteur, par mise en doute, reprise et vérifications des propositions dans d’autres laboratoires. L’énoncé qui circule, et qui est vérifié ou rectifié, suit sa propre carrière : il peut même changer de visage en s’universalisant. C’est ainsi qu’est établi un fait scientifique, qui n’est évidemment pas donné. Mais c’est aussi ainsi que les doutes et les détours de sa constitution disparaissent et que l’histoire (faussée) des sciences, le plus souvent, se présente comme l’histoire des victoires de la science. Cette conception de l’histoire semble toujours occuper un point de vue avantageux et parfois elle est reformulée de manière téléologique. Le travail scientifique n’est pas affaire de mise au jour ou de dévoilement d’une vérité ou réalité préexistante ou de raisonnement bien conduit. Il est échange, notations, innovations et documents partagés dans des réseaux tramés de longues chaînes de traduction.

Ainsi l’empirisme naïf et le rationalisme clos sont-ils mis de côté. Latour prolonge sa réflexion par l’analyse des articles scientifiques, qui ne sont pas uniquement des documents informant sur des événements réels. Ce sont aussi des scripts de pièces de théâtre à partir desquels on peut lire les problèmes épistémologiques dont ils traitent. A ce sujet, De Vries explique fort bien la démarche de Latour autour de la lecture d’un article de Louis Pasteur.

Qu’est-ce donc que la science, si on peut encore conserver cette formulation de type socratique ? Un protocole qui étudie la nature ? C’est ce qu’on dit habituellement. Pourtant les phénomènes ne sont pas détectables ou constatables par les sens. Ils traduisent plutôt leur intérêt en un problème, et pour devenir objets d’observation, les phénomènes doivent être traduits en données élaborées (chiffres, tableaux, graphiques…). Il faut apprendre à voir de manière plus élaborée ce qui est inaccessible aux sens ou ce que les sens perçoivent sans savoir le voir. Ce n’est ni la réalité qui existe à l’extérieur de nous, ni le savoir qui décalque cette réalité. Le savoir et la réalité sont coproduits…

 

Une science et son contexte

Comment en finir avec le mythe d’une recherche scientifique qui relèverait de la seule évidence de la raison, libéré de toute incidence contextuelle ? Déjà Thomas Kuhn avait parcouru ce champ de travail. Mais ne doit-on pas éviter aussi l’erreur de traiter le contexte comme donné ? On sait que de nombreux ouvrages de sociologie proposent désormais des études rapides des contextes culturels pour expliquer un résultat scientifique. Mais c’est ignorer que « société », « contexte », « monde extérieur », ne vont pas de soi. Tout autant que ces idées suspectes que sont le « génie » ou la « puissance intellectuelle ».

Qu’est ce qui fait un scientifique ? Quelles sont les forces qui le font ainsi ? La révolution pasteurienne, par exemple, ne se présente pas sous la forme de la progression rationnelle d’idées dues à un génie triomphant sur des esprits arriérés et sur des forces réactives, mais sous celle d’un nombre considérable d’acteurs qui, au cours du processus de la recherche, s’entre-définissent, tout en arrivant peu à peu à donner un statut à tel ou tel problème.

Mais cela ne suffit pas à Latour. La sociologie – en particulier la sociologie de la connaissance scientifique – ne suffit pas à comprendre les périodes de révolutions scientifiques. Dans des situations où les innovations abondent, ces sciences sont désarçonnées. De Vries suit Latour dans ses critiques relatives à la sociologie. Parmi ces dernières, la plus importante porte sur le fait que la sociologie a exclu de sa recherche la question des non-humains et des artefacts. Or les citoyens ne cessent d’utiliser des technologies diverses, qui les constituent en retour. Le « social », par conséquent, désigne les mouvements de composition progressive d’un collectif à partir d’éléments hétérogènes aussi bien humains que non-humains. Latour propose alors d’élaborer une « science des associations » susceptible de rendre compte de collectifs vivants. Mieux vaut analyser le travail de formation des groupes et des idées que d’appliquer au social des modèles préconstitués.

Cela signifie aussi que les médiateurs et intermédiaires sont essentiels à considérer, et parmi eux, les objets pour autant qu’ils peuvent tomber en panne, nous arrivent sans mode d’emploi, etc. Il est intéressant d’étudier les moments où les acteurs ne savent pas a priori à quoi peut servir tel objet. C’est dans ce moment d’incertitude que se déploient de surprenantes activités essentielles à la vie commune, ces chaînes de traductions dans la composition du social. Ce qui importe donc, dans la conception de Latour, c’est la manière dont les acteurs structurent la réalité, et à quelles innovations ils recourent. De ce fait, le « social » n’est pas donné, comme on le croit souvent : il est le nom donné au processus qui assemble un collectif à partir d’éléments hétérogènes.

 

Une philosophie

Latour ne philosophe évidemment pas à partir de rien. De Vries rend compte des réseaux de lecture et de confrontation qui lui ont permis d’élaborer son propos. Il insiste aussi sur les références classiques mises en question (de Kant Kuhn, en passant par Max Weber).

Un aspect de la philosophie de Latour est particulièrement bien mis en lumière : la question de la modernité. Cette question est centrale dans les discussions des années 1990. Beaucoup cherchent à comprendre ce qui fait l’exceptionnalité de l’Occident, et sa réussite. Latour y ajoute une dimension : il faut comprendre aussi comment cette réussite a créé un monde confronté à une multitude de questions qui mêlent science et politique, technologie et éthique, au point de former de véritables nœuds gordiens. Au cœur de l’affaire, par exemple, la création d’être hybrides de nature et de culture, mais aussi, à l’inverse, l’apparition de zones ontologiques entièrement distinctes entre humains et non-humains. À partir du débat entre Boyle et Hobbes, déployé au XVIIe siècle, puis d’autres considérations, Latour étudie les distributions du savoir et du pouvoir, celles des compétences, dans la société dite moderne.

Cela ne va pas sans l’introduction de dichotomies dont nous devrions apprendre à nous défaire : l’esprit et la matière, les humains et les non-humains, les valeurs et les faits, etc. De Vries suit les parcours de Latour et en restitue les composantes. Une leçon doit en être tirée : il nous appartient de déconstruire la structure intellectuelle propre à la constitution moderne et de cesser de la protéger des critiques et du changement. Les modernes, finalement, nous empêchent de voir un certain nombre de choses. C’est maintenant aux être hybrides à prendre une place de choix. La philosophie de Latour retourne la constitution moderne en donnant la priorité à la production d’hybrides plutôt qu’aux deux pôles opposés de la nature et de la culture.

Latour fait droit aux pratiques hétérogènes, aux brassages des temporalités, aux distinctions entre le temps et l’histoire, entre les substances prétendument stables et les existences différentes (des objets à ontologie variable). En un mot, le mode le plus courant de présentation de la modernité est une catastrophe. La manière dont les modernes présentent leurs activités n’a rien à voir avec les pratiques réelles