Naissance du Castor qui depuis longtemps hésitait entre Mlle de Beauvoir intellectuelle et Mlle de Beauvoir passionnée.

Simone de Beauvoir a relu ses sept cahiers de jeunesse pour écrire les Mémoires d’une jeune fille rangée. Ils constituent pour le lecteur la lente maturation vers la femme qu’elle sera, hantée d’abord par son amour pour son cousin Jacques qui occupe une grande partie de ces lignes, avec la question du mariage : "Et le mariage. Peut-être qu’un jour je me marierai ; si ce n’est pas probable, c’est du moins possible. En tout cas, c’est le plus grand bonheur je pense que toute femme, tout homme puisse attendre de la vie. Épouser celui, celle qu’il aime" (21 août 1926). On trouve même, recopiée dans un cahier, une lettre à Jacques. Bien souvent, les pages de ces cahiers se présentent comme un journal adressé : "Et je rêvais l’après-midi, devant ce petit garçon joufflu et sage qui mit un sous dans la main d’une mendiante, à notre foyer heureux de plus tard où j’apprendrai à nos fils à te ressembler : nous aurons des soirs paisibles où se transfigureront nos inquiétudes passées, riches de souvenirs, des ardeurs de notre jeunesse, si pleine et si voulue que les années ne l’épuiseront pas" (19 janvier 1927). Dans la même année, les aspirations hésitent entre un avenir tout tracé dans une voie connue d’avance, et une destinée plus singulière à conquérir : "Qu’est-ce que je veux ? la paix. Une vie calme et bourgeoise, un mari à aimer sans craindre à chaque minute que cet amour ne me meurtrisse, un amour vigilant, attentif, vivant, passionné mais non inquiet, attendant et douloureux à crier de tout ce qu’il ne réalise pas, des enfants à soigner et chérir, des occupations simples et des loisirs sans remords", écrit-elle le 18 avril 1927. Mais à l’entrée du 29 juin de la même année, on peut lire : "Ne pas être "Mlle Bertrand de Beauvoir" ; être moi, ne pas avoir un but imposé du dehors, un cadre social à remplir, ce qui colle avec moi collera et c’est tout. Rester hautaine et pitoyable."

Elle évolue sur la question, incluant la philosophie comme discipline indissociable d’elle-même, et sur laquelle elle ne veut pas faire de compromis : "Si je me marie, il faudra prendre ma philosophie avec moi. C’est cela l’essentiel, tellement que pour le posséder j’accepterais presque de ne point me marier" (29 juillet 1927). On peut suivre ce questionnement encore à l’entrée du 3 octobre 1927 : "Est-ce qu’on épouse une femme comme moi ?" Peu à peu s’impose l’idée de concilier la vie de femme avec la vocation littéraire, qui semblent venir dans une même poussée de vie : "Je ne désire pas une existence éclatante, mais l’amour, quelques beaux livres, et quelques beaux enfants, avec des amis à qui dédier mes livres et qui apprendront la poésie et la pensée à mes enfants. […] À la rentrée je verrai à faire la théorie de mon livre, puis mon livre" (13 mai 1929). Peu à peu s’affirme la vocation littéraire, dans le reflux des rêves d’avenir d’une jeune fille de moins en moins rangée : "Moi qui ne serai peut-être jamais maman", écrit-elle le 3 janvier 1930, avant de noter le 8 septembre 1930 : "Je suis tout intoxiquée d’encre et de mots ; je vois ma vie toute rose, avec de beaux livres à chaque pas, et beaucoup de contentement intérieur." L’entrée du 15-16 septembre 1930 contient ce qui pourrait être un résumé d’une grande partie de son œuvre : "J’ai envie de phrases sur le papier, de choses de ma vie mises en phrases."


"Ivre de livres et d’amitié" (29 décembre 1928)

L’ensemble impressionne par le nombre de lectures de la très jeune femme, soit pour des raisons scolaires ou universitaires, en particulier quand elle prépare l’agrégation de philosophie, soit par curiosité personnelle et goût des découvertes littéraires. Elle cite avec passion la correspondance entre Jacques Rivière et Alain-Fournier, instaure une sorte de dialogue secret avec Gide, surtout celui des Nourritures terrestres : "Relire Gide. L’enthousiasme renaît" (31 octobre 1926). Elle recopie des poèmes, et en particulier "Aube" de Rimbaud, et des pages de philosophes, notamment en épigraphes de chacun de ses sept cahiers, sauf les trois derniers, comme si elle affirmait ainsi sa propre légitimité, cette "grande ivresse d’être moi" comme elle l’indique dans l’entrée du 5 octobre 1926. Elle cite Heine : "Quelles que soient les larmes qu’on pleure, on finit toujours par se moucher" (11 mai 1927). Elle qui sait si bien pleurer, comme beaucoup d’adolescentes, a sur le sujet une réflexion intéressante, en attendant que ses larmes se tarissent : "Jammes, Claudel, Le Grand Meaulnes m’ont fait pleurer ainsi d’admiration accablée. C’est peut-être là qu’on atteint le maximum de désintéressement, et c’est pourquoi j’aime qu’on ait le goût des larmes, de ces larmes-là s’entend, qui loin de décourager et d’affaiblir, trempent l’âme, d’où elle sort plus ardente à vivre, à agir, à admirer, parce qu’elles naissent de la vérité, et que dans le vrai seul on retrouve le goût et les raisons de vivre" (23 août 1926). Mais il ne faut pas imaginer la jeune Simone enfermée dans ses livres. Elle manifeste aussi un goût passionné pour l’amitié, d’abord avec Zaza, rencontrée au cours Desir, mais aussi avec Stépha avec qui elle fréquente la Bibliothèque nationale, sans oublier Merleau-Ponty dont elle salue l’intelligence et la gentillesse, et surtout René Maheu, surnommé le Lama, qui transforme la jeune femme en "Castor", à cause de son nom proche du beaver anglais, et surtout de "son esprit constructeur". C’est grâce à lui qu’elle fera la connaissance de Sartre, qu’elle orthographie d’abord "Sarthe", le jour où il "fait une explication bon enfant" (15 novembre 1928) lors de la préparation de l’agrégation, et dont elle écrit le 22 juin 1929 : "Sartre ne m’est pas sympathique." Puis elle découvrira en lui un "merveilleux entraîneur intellectuel" (11 juillet 1929). Le mythe peut naître entre le jeune normalien et celle qui écrivait : "Personne n’est à ma hauteur, jamais je n’ai rencontré un égal." Elle écrit de très belles pages sur la découverte sensuelle de l’union de deux corps électrisés par l’intelligence, et c’est à Sartre que semble s’adresser la dernière ligne de ces cahiers : "Aimez-moi bien fort mon amour."


"Oh ! ma vie n’est-elle pas la plus belle œuvre que je puisse accomplir" (16 septembre 1926)

Ces cahiers sont surtout l’élaboration d’une vocation littéraire, de plus en plus sûre d’elle-même, et qui ne va pas sans un individualisme forcené, et un hédonisme que l’on retrouvera ensuite dans l’œuvre écrite, jusqu’à l’aveuglement avant la Seconde Guerre mondiale. Combien de sensations délicieuses, de remarques sur le temps qu’il fait et qui passe, lors de promenades au Luxembourg, de goûters avec Stépha, et jusque dans la "chambre orange", la première où la jeune femme est enfin chez elle ! Dès le premier cahier, cette vocation apparaît, sous forme de supposition d’abord : "Je m’amuse à imaginer des histoires que j’aimerais voir écrites par quelqu’un qui aurait une âme semblable à la mienne mais qui saurait mieux l’exprimer" (6 septembre 1926). Elle se manifeste encore dans l’entrée du 4 janvier 1927 :

Au seuil de la vingtième année
Dialogue avec moi-même.

On retrouverait ici la définition du romancier par Malraux : celui qui sait faire dialoguer entre eux les lobes de son cerveau. Vocation littéraire encore dans ce passage inattendu à la troisième personne, pour raconter un rendez-vous avec Jacques : "Elle y alla et trouva le bonheur en effet dans la douceur d’un accueil amical" (2 février 1927). Au fil des mois, le désir de devenir écrivain s’affirme, se revendique : "Écrire. Une œuvre où je dirais tout, tout. […] Richesses de moi ! la connaissance que j’en prends se traduit dans mon désir d’écrire" (12 avril 1927). Ou encore : "Il faut que je fasse mon œuvre à moi" (7 juillet 1927). Même les essais enfantins ne sont pas traités avec trop de modestie : "Je leur montre pour les amuser La Famille Cornichon qu’il compare à Ubu Roi" (18 octobre 1928). Cette vocation littéraire se retourne parfois contre l’écriture journalière qui n’est pas encore à la hauteur des ambitions de la jeune femme : "Ceci n’est pas un roman" (3 décembre 1928). Elle est vécue comme un mode de conquête et d’affirmation de soi. Il s’agit de "remporter une grande victoire en m’aidant de quelques larmes et d’un peu d’encre" (5 mai 1929). C’est après la rencontre avec Sartre que cette vocation se change en destin, ou en unique solution pour vivre cet amour nécessaire dans ses contingences.

Ce document passionnant porte les traces de la relecture de ses cahiers par la jeune Simone, en particulier en 1929, mais pas seulement, comme si l’écrivain à naître était aussi, simplement, celui qui serait capable de se relire et d’en tirer la leçon. Le volume s’accompagne d’un cahier iconographique très riche et émouvant et mérite une place dans le premier rayon des bibliothèques, comme laboratoire de l’œuvre à venir.