Un ouvrage collectif dont l'ambition est d'élargir le cadre des études sur la critique cinématographique.

Cet ouvrage collectif s’inscrit dans la dynamique et le renouveau que connaissent les études de réception en France depuis le tournant des années 2000 – et qui semblent encore s’accélérer et se prolonger ces dernières années, comme l’indiquent le sujet de différentes thèses de doctorat récemment achevées ou en cours ainsi que le programme de nombreuses manifestations scientifiques récentes. Épousant certaines évolutions actuelles des études cinématographiques et audiovisuelles, telles que le recours de plus en plus fréquent à des approches pragmatiques pour saisir les objets filmiques étudiés et leurs usages « en situation », il n’en trace pas moins une voie relativement originale vis-à-vis de ce champ d’investigation et des recherches ayant plus spécifiquement été consacrées à la critique de cinéma.

En effet, si un certain nombre de travaux ont été publiés récemment sur le sujet, ces derniers tendent le plus souvent à réduire « la critique » à une forme de discours littéraire, intellectuel et localisé, apparenté à la légitimité/centralité culturelle de la cinéphilie savante orthodoxe et des revues prestigieuses (telles que les Cahiers du cinéma ou Positif) l’ayant institutionnalisé. Il est plus rare que « la critique » soit envisagée de façon plus vaste, comme un ensemble de discours extrêmement variés, diffusés sur des supports multiples et destinés à toutes sortes de publics. Sans pour autant ignorer la dimension « savante » du paysage critique ainsi que le rôle effectif joué par certaines revues ou par les personnalités liées à leur histoire – voir, sur ces questions, les articles de Valérie Vignaux et Jean-Albert Bron sur le climat intellectuel français des années 1950 et 1960 au prisme de la critique –, le mérite et l’intérêt principal de cet ouvrage résident à nos yeux dans le volontarisme qu’il déploie pour élargir le cadre de ce type de recherches, sur le plan des objets analysés comme des approches mobilisées : d’une part, le volume se montre préoccupé « de contester le déploiement du discours critique comme discours tribaliste d’exclusion » (p.29), ce qui l’amène à prendre en considération des publications traditionnellement exclues du champ académique comme Première et Studio Ciné Live ; d’autre part, il déploie une large palette d’outils pluridisciplinaires, issus notamment de la sociologie, des études culturelles et de l’histoire, pour saisir la critique dans « son cadre social » (p.18) en prêtant attention à l’interdépendance entre les enjeux cinématographiques, cinéphiliques, économiques, politiques et socio-culturels.

Ce double élargissement, néanmoins, prend place dans un cadre théorique et méthodologique volontairement circonscrit pour l’occasion à la critique professionnelle – il n’est pas question ici de la critique amateur – telle qu’elle s’exerce au sein de la presse imprimée – aucun article n’est consacré au déploiement de l’activité critique ordinaire sur Internet, ni même à la presse numérique. Ce choix de focalisation, même s’il aurait pu faire l’objet d’une explication plus précise et plus explicite en introduction, se justifie au regard des questions éminemment spécifiques liées à la sociologie des passions ordinaires et aux formes de la critique « sauvage » sur Internet. La dimension labile de la rhétorique critique, ainsi que les difficultés relatives à son identification et à son étude comme à la délimitation de ses frontières, ne sont pas pour autant ignorées, l’introduction du volume ayant précisément pour fonction de recenser les principaux obstacles qui se présentent aux chercheur-e-s lorsqu’il s’agit de tenir un discours universitaire, à prétention scientifique, sur un objet qui « semble tenir de la récréation, du bon plaisir et de l’humeur du jour » (p.7). Tel est le pari que tentent de relever les trois sections qui organisent l’ouvrage.

 

Historiographie

La première regroupe trois articles d’inspiration historiographique, s’intéressant chacun à un contexte particulier tout en proposant un niveau d’analyse différent : Pierre Stotzky propose une étude de la critique locale et de l’histoire du goût dans la Moselle des années 1910 et 1920 ; Valérie Vignaux se focalise sur le travail et les écrits critiques d’une personnalité, Georges Sadoul, dans une revue spécifique, Les Temps modernes, de 1945 au milieu des années 1960 ; Jean-Albert Bron se penche sur l’attitude critique d’un groupe d’intellectuels français écrivant dans deux revues culturelles de premier plan, Esprit et Les Temps modernes, face aux représentations de rupture liées à la modernité européenne (1950-1968). Cette diversité en termes d’approche et de cadrage donne un aperçu, forcément lacunaire, des nombreuses manières possibles d’envisager l’écriture critique dans une perspective historienne et d’analyser ses interactions avec l’histoire du cinéma comme avec celle des sociétés. Chacun des textes offre de fait une contextualisation précise des pratiques critiques étudiées, en s’efforçant de les penser dans leurs interactions constantes avec les évolutions du cinéma en tant que spectacle, art en devenir, fait social et culturel majeur.

À ce titre, la contribution de Pierre Stotzky se distingue par l’originalité de son objet, de ses sources et de sa méthodologie. Après avoir relevé combien l’intérêt des historiens pour la critique parisienne avait pu occulter son pendant provincial, l’auteur souligne l’intérêt de recherches sur la critique locale, en l’occurrence circonscrite à la ville de Metz et au département de la Moselle, durant une période de vingt ans marquée conjointement par l’essor du loisir cinématographique et par la fin de l’annexion germanique consécutive à la Première Guerre mondiale, « afin de documenter un objet d’histoire longtemps délaissé par les études cinématographiques : le goût » (p.33). S’inscrivant ainsi dans la continuité de recherches initiées à la fin des années 1990, notamment par Fabrice Montebello   , sur l’histoire locale et nationale du cinéma mondial, et en écho à un programme de recherche plus récent dédié au loisir cinématographique à Metz durant la période charnière 1908-1919   , il contribue également à un ensemble de travaux français et anglo-saxons ayant souligné depuis les années 2000 « le rôle crucial du goût des consommateurs et de ses évolutions dans l’histoire de l’industrie cinématographique » (p.34). Face au manque de sources permettant de documenter les préférences des spectateurs/trices ordinaires et aux difficultés liées à leur exploitation – deux aspects qui auraient toutefois pu être précisés, notamment à l’égard des non-spécialistes de l’histoire du cinéma et de sa consommation, en particulier à cette période –, le choix est fait d’envisager l’écriture critique comme un lieu d’expression du goût, permettant « d’étudier la formation de la culture cinématographique du spectateur » (p.34), à travers l’examen successif de trois moments particuliers correspondant à trois étapes de l’essor d’un discours réflexif sur le cinéma en Moselle : la promotion du feature-film dans la presse locale (1908-1914) ; le rôle des premières critiques indépendantes dans l’affirmation d’un goût cinématographique local (1921-1923) ; la professionnalisation de la critique et l’émergence d’une véritable « cinéphilie mosellane » (1923-1924). On soulignera ici l’apport incontestable de sources traditionnellement négligées, telles que les critiques commerciales et promotionnelles publiées par les exploitants, ou encore les lettres envoyées par les lecteurs mosellans au quotidien local Le Messin, pour écrire conjointement l’histoire de la critique, du cinéma ainsi que de ses usages et de ses publics locaux.

 

Perspectives internationales

Composée de quatre textes portant sur des objets, des corpus et des contextes plus contemporains, la seconde partie de l’ouvrage internationalise le propos en étudiant les stratégies critiques au prisme de différents espaces nationaux et de leurs imaginaires culturels, ainsi que de comparaisons entre plusieurs pays ou espaces géographiques : Julia Hedström offre une étude synchronique et comparative de la réception de La Nuit des Morts-vivants (Romero, 1967) aux États-Unis et en France, en s’interrogeant à la fois sur le « devenir culte » de cette production de série B et sur ce que les écarts d’interprétation entre les critiques américaines et françaises révèlent des particularités nationales liées à la pratique critique professionnelle, du rapport à la fiction (horrifique) ainsi que de la perception du cinéma et de son lien au monde social dans chacun des deux pays ; Esther Castagne s’intéresse au rapport réflexif de Nanni Moretti à la critique et aux critiques, telle qu’il s’exprime dans ses films et en dehors, en confrontant l’accueil critique et public de ses films, les figures de critiques qu’ils mettent en scène, ainsi que le jeu d’échos et de tension entre Moretti-cinéaste et Moretti-acteur, qui a pu susciter de nombreuses interprétations chez les critiques, prompts à voir dans ses personnages un « double » du cinéaste ; Adrienne Boutang se penche sur l’œuvre du célèbre critique américain Roger Ebert (1942-2013), en s’efforçant à la fois de relier son écriture aux racines populaires de l’exercice critique aux États-Unis, d’interroger la position éthique et les instruments de mesure de son « antipolitique des auteurs » de « spectateur avisé, à l’écoute de son plaisir et de ses réactions immédiates » (p.126 & 129), et d’analyser sa trajectoire au prisme de comptes rendus significatifs par leur prise de position ou témoignant de revirements spectaculaires entre deux visions d’un même film ; Laurent Jullier conclut cette section en analysant le palmarès des « meilleurs films de tous les temps » établi par la revue britannique Sight and Sound en 2012 après avoir demandé à plusieurs centaines de spécialistes et de professionnel-le-s de leur transmettre leur liste des « 10 plus grands films ». L’intérêt de ces contributions très hétérogènes dans leurs objets comme dans leurs perspectives analytiques, réside dans leur capacité à monter en généralité à partir d’une étude a priori très localisée, afin d’identifier des spécificités nationales dépassant in fine le cas de figure considéré, ou au contraire de dresser un constat global sur la critique en tant que réalité transnationale et forme de reconnaissance artistique dont les logiques les plus puissantes et les mieux instituées transcendent largement les différences géographiques et culturelles.

L’article de Julia Hedström illustre le mieux la première de ces deux orientations heuristiques, en montrant le contraste entre la réception américaine initiale du film de Romero, que l’auteure relie à un rapport hétéronome à la fiction fondé sur des critères moraux et éthiques, et la réception française qui traduit au contraire une approche autonome de l’œuvre débouchant plus aisément sur une lecture allégorique et politique reliée aux intentions supposées du cinéaste. De son côté, Laurent Jullier soutient que même dans un palmarès mondialisé extrêmement diversifié sur le plan de la provenance et du profil des œuvres classées, de l’identité nationale et professionnelle des prescripteurs/trices et de la nature de leurs critères de sélection, il est possible d’identifier des logiques récurrentes liées à l’expression du goût cinématographique et du mérite artistique : d’une part, les commentaires des évaluateurs/trices justifiant le choix des films les mieux classés tendent à se conformer à l’un des trois grands paradigmes identifiés par l’auteur – pour le dire schématiquement : l’esthétique comme leçon de vie, la contemplation des formes pures, les approches méta-esthétiques et métahistoriques des films ; d’autre part l’ensemble de ces expertises illustre, en dépit des écarts éventuels que l’on peut constater entre les trois paradigmes, le présupposé commun du créateur singulier appartenant à ce que la sociologue Nathalie Heinich nomme « L’élite artiste »   .

Opérant un retour en France, au prisme d’une focalisation sur deux périodiques aux discours a priori radicalement éloignés, le troisième segment de l’ouvrage réunit deux textes consacrés à des mensuels spécialisés très différents par leur histoire comme par leur statut et par le lectorat qu’ils visent, à savoir Première et les Cahiers du cinéma. Alors que l’on pourrait spontanément avoir tendance à ériger ces deux titres en incarnations par excellence de deux formes de cinéphilie opposées – une cinéphilie ordinaire, grand public et commerciale d’une part, et une cinéphilie savante, élitiste et artistique d’autre part –, la lecture des deux articles incite précisément à nuancer cette dichotomie simpliste. À partir de l’étude d’un corpus de numéros parus entre mai 2012 et juillet-août 2013, Barbara Laborde se propose d’identifier les modèles discursifs d’un journal, Première, qualifié tantôt de « revue » tantôt de « magazine », ce qui n’est pas sans refléter le positionnement éditorial ambivalent et les identités plurielles de l’objet analysé. Se concentrant particulièrement sur le « cahier critique », l’auteure montre que la revue/le magazine s’adresse au plus large lectorat possible, en consacrant davantage d’espace aux films-évènements portés par des vedettes, tout en favorisant un style d’écriture commun à l’ensemble des rédacteurs/trices, fondé sur une rhétorique de l’évidence et de la performativité, par laquelle s’exprime une posture auteuriste située dans la lignée de la « politique des auteurs ». S’il est donc bien question ici, plutôt que de concurrence entre les mensuels cinématographiques, « d’un langage et d’un goût commun qui s’auto-légitiment et se retrouvent autour de certaines références-panthéon » (p.179), Première se caractérise également par un goût pour la « référence » à la fois typique de la culture post-moderne et érigé par la revue/le magazine en stratégie permettant de « s’inscrire dans une communauté élective – et affective » (p.185). L’étude des autres particularités de l’écriture critique pratiquée par l’équipe rédactionnelle, telle que l’attention portée aux stars, dessine en creux le portrait « d’un lectorat de fans qui s’intéressent au moins autant aux beautiful people […] qu’au message du film ou à ses qualités artistiques » (p.188), en même temps qu’elle révèle la position « logiquement consanguine » (p.189) du périodique, tiraillé en raison de la diversité et de l’éclectisme de son lectorat entre une posture moderniste et une posture plus ordinaire, ainsi qu’entre deux injonctions contradictoires : d’une part, susciter le désir et entretenir une forme d’enthousiasme pour le cinéma contemporain et ses contenus ; d’autre part, évaluer de manière relativement sévère une partie non négligeable de la production actuelle, au travers de jugements parfois aussi catégoriques et sans appel que ceux d’un bulletin scolaire, afin d’affirmer son expertise, et par là même son utilité en tant que journal spécialisé.

Cette rhétorique du « juge », qui côtoie toutefois aussi dans Première l’expression d’un plaisir du cinéma pouvant s’exprimer de manière plus spontanée et moins péremptoire, en particulier dans la rubrique « Les films du mois », se retrouve sans nul doute dans les Cahiers du cinéma, revue que Bruno Carmelo analyse de manière originale en s’intéressant aux « changements de perception de la qualité dans les œuvres de certains auteurs élus par [la revue] » (p.197). Soucieux de décortiquer, au cas par cas, les mécanismes de construction progressive de la « gloire de l’artiste », pour reprendre une autre expression de Nathalie Heinich   , mais aussi à l’inverse les étapes pouvant conduire un-e cinéaste à se voir refuser l’entrée dans le panthéon des auteur-e-s maison, Carmelo analyse successivement l’évolution et la disparité du traitement réservé à Gus Van Sant, Tariq Teguia, Alain Resnais et Michael Haneke, afin d’en faire ressortir les paradoxes. Après avoir accueilli froidement Drugstore Cowboy (1989), c’est avec un « ton à la fois journalistique et publicitaire » que la revue, sous la plume de Thierry Jousse, reçoit deux ans plus tard son film suivant, My Own Private Idaho (1991), construisant ainsi « le “talent indéniable” de Gus Van Sant » (p.200) en des termes laissant supposer un soutien de longue date des Cahiers, qui ne se démentira jamais par la suite. Aimé quant à lui dès le premier regard, le cinéaste algérien Tariq Teguia devient de son côté presque instantanément « un auteur doté d’une patte, d’une homogénéité filmographique dès le deuxième long-métrage, et d’une qualité de penseur » (p.203). Tout semble se passer comme si la capacité à identifier la qualité « séminale » d’une œuvre constituait la signature des contributeurs/trices des Cahiers, leur conférant à leur tour un pouvoir créateur. Les relations plus compliquées de la revue avec Alain Resnais, rapidement considéré comme un auteur de référence, puis délaissé et oublié entre la fin des années 1960 et la première moitié des années 1980, avant de redevenir soudainement un génie et un « super auteur » sous l’ère Toubiana, révèlent par l’absurde, selon Carmelo, la manière dont la politique des auteurs tend à confondre identification avec évaluation : « dans cette version extrême de la politique des auteurs, l’apologie de la personnalité finit par transformer l’œuvre d’art en quelque chose de secondaire, voire de dispensable par rapport à son créateur » (p.207). Lorsqu’une telle logique conduit dans le sens inverse non à glorifier un maître mais à « refuser » l’attribution de ce statut, comme dans le cas de Michael Haneke – dont les deux premiers longs-métrages ont pourtant été accueillis de manière favorable –, les preuves de qualité cèdent la place à l’expression définitive de considérations peu amènes, à la limite de l’injure, exprimant au regard du réalisateur autrichien « le refus total de sa personne et de ce qu’elle représente, refus qui finit par contaminer l’appréciation du film » (p.208). Traditionnellement perçue comme une méthode de classement fondé sur une compétence artistique et sur l’usage rationnel de critères « savants », la politique des auteurs n’apparaît plus ici que comme « une pratique interprétative » reposant « sur de simples préférences » (p.209) pour des personnes, ce qui amène l’auteur à conclure que la revue défend – ou rejette – davantage des auteurs bien précis qu’une forme de cinéma en particulier.

 

La parole aux critiques

L’ouvrage s’achève par une section annexe présentant successivement trois entretiens avec des critiques écrivant pour des trois des mensuels spécialisés français les plus en vue : Stéphane Delorme (rédacteur en chef des Cahiers du cinéma), Jean-Loup Bourget (critique à Positif), Fabrice Leclerc (rédacteur en chef de Studio Ciné Live)   . Riches et bien menés, ces entrevues donnent un aperçu concret de ce que représente et symbolise le travail critique pour chacune des personnalités interviewées, fournissent plus globalement des clés pour appréhender les défis et les mutations de la presse papier à l’ère numérique, et permettent dans le même mouvement de mieux saisir les stratégies éditoriales, le positionnement identitaire et la relation au lectorat qui définissent les trois mensuels. Définissant les Cahiers autant comme un héritage à perpétuer qu’une marque à défendre et à promouvoir, notamment auprès d’un public étudiant, Stéphane Delorme met en avant un « côté prescripteur » (p.214) très important, fondé sur la défense d’« une vision globale », « le souci de hiérarchiser » et « la nécessité de trancher », dans le but d’identifier « le peu de films qui comptent vraiment » (p.214) et qui resteront éventuellement dans l’histoire du cinéma.  Revendiquant de travailler dans l’urgence et de manière artisanale, avec seulement deux salariés à temps complet et un « vrai côté fanzine » (p.216), le rédacteur en chef n’en affirme pas moins la prééminence d’une expertise et d’une empreinte critique qu’il définit par contraste avec la presse grand public « où il n’y a plus grand-chose à lire, c’est quand même très people » et les « torrents et torrents du texte du web » : « on est les Cahiers du Cinéma, donc on doit avoir une parole d’autorité, comme si on était un livre. Sauf que c’est un livre qu’on fait en trois semaines » (p.222).

Si le sentiment d’urgence est partagé par Jean-Loup Bourget, pour qui le mode d’écriture propre à la critique est « évidemment très différent de l’écriture universitaire où l’on a l’éternité devant soi » (p.228), celui-ci, par ailleurs Professeur à l’ENS et auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma américain, estime que « la ligne éditoriale [de Positif] n’est tout de même pas très dogmatique. Plutôt éclectique » (p.233), et qu’« elle consiste à ne pas adhérer non plus à une conception du cinéma, qui serait soit intellectuelle, soit au contraire grand public ». Sensible à la dimension subjective de l’exercice, qu’il définit comme l’« art mineur » d’analyser de façon réfléchie « cette “réaction” que l’on a face au film vu » (p.227), Bourget se déclare plus sensible à la confrontation d’idées qu’à une conception militante de la critique, qu’il estime de toute manière dépassée dans un contexte où le rapport du lectorat au travail de la critique a sensiblement évolué : « les spectateurs savent ce qu’ils veulent voir » et « ont plutôt envie de confronter leurs réactions à celles des critiques » (p.228).

Le livre se termine par le témoignage de Fabrice Leclerc, qui revient d’abord sur la fusion entre Studio et Ciné Live en se déclarant heureux d’avoir réussi à marier « deux familles inmariables » afin de faire un journal de « cinéphages » (p.238). Se considérant non comme un critique mais comme un « journaliste de cinéma », dont le métier consiste à « donner son avis personnel » plutôt que d’exprimer des « sentences » (p.241), le rédacteur en chef se revendique « accompagnateur plutôt que prescripteur » (p.246), en réfutant aussi bien l’image d’un magazine marketing que celle d’un journal « vendu à Hollywood ». Assumant « parfaitement le fait de parler de cinéma au plus grand nombre, le plus intelligemment possible » (p.246), il souligne la nécessité stratégique du développement de  partenariats d’exclusivité avec des distributeurs, afin de rendre le magazine attractif et de pouvoir « travailler un sujet en profondeur » (p.245), tout en précisant que ces partenariats, contrairement à l’image répandue, concernent bien davantage des films d’auteur que des blockbusters. Lié à une économie extrêmement différente de celle des Cahiers, ce positionnement nécessite de concilier une exigence et des choix cinéphiliques avec de lourdes contraintes éditoriales, comme l’illustre l’importance de l’illustration de couverture : le travail du rédacteur en chef « est aussi de faire que notre film favori du mois soit en une, et qu’il soit assez attractif pour séduire nos lecteurs. C’est une équation très difficile » (p.245).

Cette affirmation finale, qui rejoint le constat exprimé par Barbara Laborde au sujet de Première, nous rappelle utilement combien le seul fait de publier un journal de cinéma, et a fortiori un journal destiné un public plus large que les « cinéphiles pure souche » (selon l’expression de Fabrice Leclerc), nécessite d’inventer et de parvenir à pérenniser des stratégies critiques mais aussi financières, médiatiques et socio-culturelles – une imbrication mise en évidence dans plusieurs des cas de figure étudiés dans cet ouvrage collectif, même si les enjeux financiers de la critique n’apparaissent que de façon allusive et auraient sans doute mérité de se voir consacrer une étude particulière. Elle suggère de ce fait la pertinence particulière qu’il y aurait à poursuivre de manière plus globale l’étude de la presse dite populaire, de ses contenus éditoriaux de ses lecteurs/trices, de son émergence au tournant des années 1920 aux défis et aux réinventions de l’ère numérique. Différents travaux ont initié un tel projet ces dernières années, en s’intéressant aux périodiques les plus lus de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre (Cinémagazine, Mon Ciné, Cinémonde) en tant que lieu de construction du vedettariat jouant un rôle majeur dans l’acculturation du public au spectacle cinématographique   . Il resterait cependant encore beaucoup à faire que pour que ces magazines/revues soient pleinement reconnus et analysés dans leur contribution à l’histoire de la critique et de la « cinéphilie »