La psychanalyse doit assumer le dialogue avec les études de genre : comment s’y engager sans verser dans des positions caricaturales ?

Les actes de la journée de débats organisée en octobre 2015 par le Groupe de Recherche en Psychopathologie Clinique (GRPC) au sujet des études de genre s’ouvre sur un article éponyme de J. André. Il y a, pour commencer, ce qui rapproche la psychanalyse, l’anthropologie structurale, et les études de genre, écrit-il. Au terme d’un long détour par les thèses de Claude Lévi-Strauss sur l’origine de la sexualité humaine, J. André rappelle que pour le père de l’anthropologie structurale comme pour les psychanalystes et les théoriciens des études de genre, la sexualité humaine a ceci de spécifique qu’elle est dé-naturée. Elle ne peut pas être réduite à sa visée reproductive.

S’il fallait souligner cette communauté de vue, c’est que le contexte des résistances au mariage homosexuel en France y pousse. Et que, dans ce climat très en retrait par rapport aux évolutions des pratiques et des lois en matière de parentalité, de procréation, de genres, etc., certains psychanalystes interviennent publiquement, au nom d’une vision normative de la triade oedipienne, là où la démarche analytique appellerait à laisser de côté ses postulats idéologiques.

C’est avec Judith Butler que Jacques André dialoguera. Dans une perspective très différente de celle de John Money et Robert Stoller, les inventeurs de la notion de genre et d’identité genrée, l’auteur de Trouble dans le genre prône la liberté de passer d’une identité sexuelle à une autre. Pour défendre sa thèse, elle croit pouvoir trouver appui sur les thèses de Freud, dont elle désavoue par ailleurs la référence exclusive à l’hétérosexualité, y compris sur sa description de la bisexualité.

 

Quand Judith Butler lisait Freud et Lacan

J. André revient sur la lecture de J. Butler s’agissant de certains concepts centraux de la psychanalyse : là où Freud avait distingué pulsion humaine et instinct animal, avec comme critère (parmi d’autres) la possibilité qu’a l’homme de « changer d’objet (de pulsion) », J. Butler comprend que chacun peut choisir librement l’objet de son attirance sexuelle. A quoi J. André répond en rappelant combien ce choix est infléchi par le déterminisme inconscient « autrement moins plastique et déplaçable que le déterminisme social ». Le polymorphisme sexuel que Freud reconnaissait aux enfants (ces « pervers polymorphes ») serait lui aussi matière à malentendu, pour ne pas dire à contresens. En s’autorisant de Freud pour affirmer la libre disposition de leur sexualité par les sujets humains, la philosophe américaine ignore la fixation des pulsions de ces mêmes sujets adultes.

Ce qui se dégage aux yeux de J. André, c’est que le « genre » a toujours une dimension politique et programmatique. Aussi, à la question de savoir si la psychanalyse gagnerait à adosser la notion – centrale pour elle – de sexe à celle de genre, Jacques André répondra que non. C’est finalement au nom d’une distance à conserver vis-à-vis de toute idée préconçue d’un bien à apporter que Jacques André choisit de mettre à l’écart la catégorie de genre. Il bouclera l’ouvrage par un second article sur les contresens de M. Foucault en matière de psychanalyse. Sans jamais nommer J. Lacan, M. Foucault dénonce ce qui lui apparaît comme une continuité entre la psychanalyse et les pratiques chrétiennes de la confession et de l’aveu. Argument indéfendable (du moins si l’on tient compte de ce que la pratique a à être), répond J. André pour qui le penchant pour l’aveu et la confession doit être analysé comme un symptôme. Le débat de la psychanalyse avec les études de genre ne saurait être rabattu sur celui qui l’oppose à M. Foucault. Mais pour J. André, les deux discussions ne peuvent être conçues séparément, au motif, manifestement, que J. Butler et le penseur français se rejoignent par un commun biais de leurs lectures respectives de Freud et de Lacan.

Là où Jacques André opposait à J. Butler l’antériorité de la perception visuelle du sexe sur la construction sociale du genre, L. Kahn lui préfère la position plus inattendue de J. Laplanche selon laquelle le genre précèderait le sexe. La distinction entre l’enfant de sexe masculin et de sexe féminin ne prendrait sens qu’après-coup, au bout d’une période qu’il estime à une quinzaine de mois. Pour autant, la démarche critique de L. Kahn à l’endroit de J. Butler n’est pas fondamentalement différente de celle de J. André. Dans une lecture pas à pas des interprétations de Lacan et de Freud réalisées par J. Butler, L. Kahn souligne les contradictions internes à la critique du phallicisme par la penseuse américaine. J. Butler en viendrait paradoxalement à dénoncer la construction par laquelle Lacan a défini la sexuation en dehors de la référence à l’anatomie. Et comme J. Butler ne se réfère qu’au genre et au sexe, parce qu’il lui manque en somme la référence à un troisième terme (le « sexual », pour J. Laplanche et L. Kahn), sa thèse sur le pouvoir performatif du langage se trouve fragilisée de ne s’appliquer qu’à la réalité anatomique du sexe.

 

« Etre juste » avec les études de genre

Entre les articles de Jacques André d’un côté et celui de L. Kahn de l’autre, le lecteur aura pourtant pu lire des travaux moins définitifs dans leurs conclusions. L’analyse de Orlando par Isée Bernateau valorise le fantasme sous-jacent aux théories de Butler à travers un portrait élégant du personnage de Virginia Woolf. Mais ce qui marque dans Orlando, c’est la liberté autorisée par la fiction et la distance alerte de Virginia Woolf. Alors que J. Butler fait le pari, comme les psychanalystes, qu’il serait possible de délier certaines chaînes de déterminisme par la parole, alors que la penseuse américaine espère, par le langage, échapper à cette construction sociale qu’est le genre, la littérature se montre, en matière de pouvoir d’émancipation, sans doute tout aussi autorisée que la psychanalyse et les études de genre.

Réjane Sénac est la seule du groupe de discutants à ne pas être psychanalyste. Chargée d’études au CNRS, elle travaille sur les justifications publiques de la promotion de la parité et de la diversité. Introduite dans le dialogue entre psychanalystes et études de genre, elle en appelle à être « juste » avec ces dernières. Il conviendrait pour commencer de ne pas parler de « théorie du genre », écrit-elle dans ce qui peut être lu comme une pointe à l’endroit de Jacques André. Pour R. Sénac, le contexte particulièrement hostile en France aux études de genre donne une dimension « politique » au rendez-vous des psychanalystes avec ces penseurs. Parce qu’ils proposent une description de la division des sexes, les psychanalystes ont à décider de dépasser – ou pas – l’identification à une identité sexuée ou genrée, ce que J. Derrida – et plus récemment P. Rosenvallon – ont fait avant eux.

Plus implicite est la manière dont Vincent Estellon prend place dans le dialogue entre études de genre et psychanalyse. Le cas de Charlotte, qu’il rapporte, tend manifestement à indiquer un trouble dans le genre à travers une femme, une femme à hommes, dont la vie amoureuse se révèle clivée entre son attraction passionnée pour des hommes mariés, sa consommation sexuelle d’hommes qu’elle féminise, et un attachement indéfectible à un homme homosexuel. Dans le discours de cette femme, c’est un homme (« un homme très macho ») qu’entend son psychanalyste. Autrement dit, le psychanalyste peut outiller son écoute de la notion de genre, y compris avec des sujets qui n’organisent pas leur vision d’eux-mêmes à partir de la distinction entre sexe et genre. Mais c’est au titre de symptôme analysable que Vincent Estellon entend ce « trouble dans le genre ».

 

La rencontre a-t-elle eu lieu ?

Peut-on parler de « dialogue avec les études de genre » à propos d’une réunion rassemblant exclusivement des psychanalystes, à l’exception de R. Sénac ? On comprend que la chercheuse au CNRS se soit fait le porte-voix des penseuses américaines. Certes, les psychanalystes participant à l’ouvrage auront cherché à se montrer ouverts aux travaux des études de genre, reconnaissant que ceux-ci accompagnent indiscutablement les bouleversements sociaux contemporains. Ils auront évité de céder à l’argument d’autorité qui consiste à renvoyer les études de genre au déni de la différence de sexe. Mais les auteurs restent embarrassés par la dissymétrie entre le discours militant des études de genre et la constitution d’un savoir au service d’une technique qui a à se remettre en jeu au cas par cas, y compris devant des formations nouvelles telles que celles du genre.

A ce titre, il faut faire un traitement à part de l’article de Vincent Estellon parce qu’il s’intéresse à la catégorie de « genre » comme outil d’écoute plutôt qu’au discours prônant cette notion. Moins explicite que les autres dans ses positions, le psychanalyste apparaît finalement comme partagé, l’intérêt qu’il trouve à l’idée de « genre » outil étant finalement de permettre de mieux repérer un symptôme. Sans doute n’était-ce pas ce que les auteurs des études de genre attendaient d’un dialogue avec les psychanalystes, mais on ne peut pas enlever à V. Estellon de reconnaître et faire usage de la catégorie questionnée