Histoire d’une librairie d’Alger, prise entre le destin des hommes et le tourbillon de la grande Histoire.

Ce n’est probablement pas un hasard si le nouveau roman de Kaouther Adimi s’ouvre sur « votre » propre arrivée à Alger. Ici, le lecteur est happé dès l’incipit, invité à remonter le fil d’une histoire individuelle et collective autour de la librairie Les Vraies Richesses, fondée par Edmond Charlot en 1936 rue Hamani, au cœur de la ville blanche. Au seuil du roman, cette immersion du lecteur dans l’atmosphère lourde et envoûtante d’Alger annonce d’emblée un récit tendu, éclaté, ancré aussi bien dans l’histoire mouvementée du pays que dans les échos d’une aventure éditoriale et littéraire s’écrivant de part et d’autre de la Méditerranée. À Alger, nous prévient Kaouther Adimi, on se balade « comme on divague, les mains dans les poches, le cœur serré ». Cette tension se confirme très vite dans le récit : le « vous » du lecteur – et certainement de l’auteure elle-même sur les traces de Charlot – se heurte au « nous » des habitants de la ville. Comment relire un lieu chargé d’histoire, carrefour de vies humaines et d’expériences littéraires ? L’ancienne librairie est désormais « une simple annexe de la Bibliothèque nationale d’Alger » et, dans le domaine fictionnel, bientôt un restaurant pour vendre toutes sortes de beignets. Urgence : la mémoire du lieu est à reconstruire. Tout est à reconstruire. Prise en tenaille entre le passé et le présent, entre les itinéraires des hommes, les destins des lieux et les fêlures de l’Histoire, l’écriture doit se frayer un chemin.

Kaouther Adimi choisit de construire son récit en alternant trois niveaux de narration : le quotidien du quartier de la rue Hamani, des extraits imaginés du carnet de Charlot entre 1935 et 1961 et des fragments de l’histoire de l’Algérie de 1930 à nos jours. Pourquoi cette structure éclatée ? D’aucuns y verront une référence sous-jacente à la blessure béante de l’Histoire ou encore au destin d’Edmond Charlot lui-même, homme passionné qui doit lutter pour donner forme à son rêve de jeunesse. Toujours est-il que la lecture du roman appelle, de fait, un travail de recollage, comme s’il fallait resituer la librairie des Vraies Richesses dans les dédales de l’Histoire, comme si le présent ne pouvait se lire qu’à la lumière de ce passé complexe, fait de rencontres, de passions et de désillusions. Dans le récit principal, le lecteur assiste justement à la rencontre improbable de deux personnages que tout semble opposer. D’un côté, Abdallah, le « préposé au prêt » de la librairie devenue bibliothèque : un homme « imposant » et « plein de fierté », un « vieux gardien des livres » attaché au lieu ; en somme, une mémoire vivante résistant obstinément à la marche de l’Histoire. De l’autre côté, Ryad, vingt ans, qui débarque de Paris pour un stage consistant tout simplement à vider la librairie et la peindre en blanc pour préparer sa conversion. Entre Abdallah, le témoin enraciné dans le quartier de la rue Hamani, et Ryad, le revenant qui éprouve une « vraie méfiance » à l’égard d’Alger, il y a un gouffre.

Le 3 novembre 1936, jour d’inauguration de la librairie des Vraies Richesses, un autre gouffre semble séparer Edmond Charlot de la pleine réalisation de son projet. En s’inspirant de la bibliothèque de prêt d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon à Paris, Charlot veut créer « avant tout un lieu pour les amis qui aiment la littérature et la Méditerranée ». Le lieu est conçu comme un espace hybride : bibliothèque, librairie, maison d’édition, galerie d’art. Un symbole d’ouverture et de jeunesse dans une ville « si conformiste ». Avec beaucoup d’application, Kaouther Adimi imagine le quotidien d’un libraire-éditeur enthousiaste mais conscient des difficultés matérielles et logistiques qu’il doit affronter. Le montage financier, la quête de soutiens, le choix de l’identité graphique et du slogan, la tenue des comptes, et puis très vite l’organisation des premières publications, dont la pièce Révolte dans les Asturies d’Albert Camus. Autour de Charlot, Adimi reconstruit la constellation des noms qui ont fait l’histoire de la librairie. À leur tête Giono, qui donne l’autorisation de nommer l’endroit à la suite de son récit éponyme où « il nous enjoint de revenir aux vraies richesses que sont la terre, le soleil, les ruisseaux, et finalement aussi la littérature ». D’autres noms gravitent autour de Charlot : Jean Grenier, Emmanuel Roblès, Max-Pol Fouchet, Jules Roy, Henri Bosco, mais aussi Gide, Saint-Exupéry, Soupault et Amrouche. Pour Charlot, Les Vraies Richesses, « c’est pour l’essentiel une affaire de circonstances, d’amitiés et de rencontres ». Pas d’édition sans amitié. Le reste est une lutte quotidienne contre la pénurie de papier, d’encre et de fil broché : publier par temps de guerre relève de la gageure.

Au fil des pages, le roman interroge le devenir de l’héritage culturel et éditorial d’Edmond Charlot. Derrière les personnages de Kaouther Adimi, il faut certainement lire les visages pluriels d’une Algérie confrontée au poids historique de son patrimoine. Le retour du jeune Ryad est un prétexte pour soulever les questions épineuses de l’identité, du savoir et de la transmission. En 2017, à qui appartient réellement l’ancienne librairie des Vraies Richesses ? À Abdallah, l’homme qui dort sur le trottoir d’en face et vit sur le matelas de ses souvenirs et ses désillusions ? À Ryad, le jeune homme qui ne pense qu’à finir son « pseudo-stage » et rentrer à Paris rejoindre Claire dont « les yeux bleus et froids » ne cessent de le poursuivre ? Ou encore à tous ces habitants de la rue Hamani, dont Moussa, le gérant de la pizzeria, ému aux larmes de voir que « Charlot a laissé dans ce lieu quelque chose de beau, quelque chose de plus grand que tout ce qui se passait à l’extérieur » ? La question reste en suspens car, par-delà le local exigu de l’ancienne librairie, l’auteure donne à lire le récit d’une tentative de réappropriation. Dans le carnet de Charlot, cette phrase : « Le matin, quand j’arrive à la librairie, je m’arrête devant la petite marche pour contempler ce lieu qui m’appartient. ». Avec l’indépendance du pays, Les Vraies Richesses d’Edmond Charlot deviennent « Nos » Richesses. Dès lors, tout l’enjeu que pose en filigrane le roman est de savoir dans quelle mesure le « nous » algérien peut réellement s’approprier et perpétuer l’héritage et la mémoire du lieu.

Face à cet enjeu de taille, Kaouther Adimi sait qu’elle ne peut échapper ni aux remous de l’Histoire ni aux maux actuels du pays. Dans des chapitres brefs intercalés entre le journal de Charlot et le récit principal, surgissent les pages inévitables de l’Histoire. Du centenaire de l’occupation de l’Algérie en 1930 au massacre du 17 octobre 1961, en passant par le destin des tirailleurs algériens et les événements de Sétif en mai 1945, ces courtes pages viennent jeter leur ombre sur l’aventure de la librairie et le destin des hommes. En parallèle, et tout au long du récit, Adimi esquisse les fragments d’une critique acerbe à l’encontre aussi bien d’un système politique omnipotent et indifférent aux questions de la culture que d’une pseudo-élite insoucieuse et impuissante, à l’image de ces « jeunes avocats » incapables d’intervenir pour sauver la librairie. Dans ce contexte, le peuple algérien est réduit à « espérer, prier, croire aux miracles ». Comme par effet de miroir, l’énergie d’Edmond Charlot, sa passion pour son métier, son engagement « absolu » paraissent appartenir à une autre époque. Au final, la structure du récit corrobore la fracture, appuie sur les plaies béantes et ressasse les douleurs incurables. « Il n’est jamais simple d’être heureux à Alger », admet Ryad, « même débarrasser une librairie et filer se transforme en épopée ».

À bien des égards, le roman de Kaouther Adimi est un livre sur les contre-pouvoirs : celui de la mémoire, certes, mais aussi ceux de la littérature, de la culture, de l’amour de la terre, de l’attachement au 2 bis de la rue Hamani comme à un morceau de l’identité et de l’histoire collectives. Derrière l’aventure des Vraies Richesses, il y a aussi un appel en filigrane à étendre les territoires de la culture, à promouvoir l’édition et l’éducation, à défendre les véritables richesses que sont les livres, les auteurs, les créateurs passionnés, le lectorat qu’il s’agit de former et d’éveiller à la conscience et à l’engagement. Après tout, Edmond Charlot était une exception dans la morosité ambiante. Dans un entretien avec Tahar Djaout paru en 1987, Mouloud Mammeri évoque en ces termes les années 1950 en Algérie : « Il n’y avait pas d’éditeur algérien ; il n’y avait même pas d’éditeur du tout en Algérie. Une expérience comme celle de Charlot devait beaucoup à l’état de guerre où l’on se trouvait alors, et, de toute façon, Charlot éditait pour le même public, massivement européen et, par la force des choses, d’avance déterminé : quelles que fussent ses intentions… et elles étaient bonnes… il ne pouvait pas ignorer absolument les conditions du marché »   . Jugement sévère ou simple lecture nuancée de l’expérience de Charlot ? Toujours est-il que la réflexion de Mammeri vient rappeler, comme dans le roman de Kaouther Adimi, le poids persistant et les échos récurrents de l’Histoire. Peut-il en être autrement ? Nos richesses semble suggérer que la littérature a beau traverser les pages conjuguées de l’Histoire et de la fiction, elle n’échappe ni à la mémoire des lieux ni à celle des hommes