Peut-on encore vivre heureux à l’époque de la paradoxale injonction au bonheur ? Une apologie du décalage.

Peut-on encore vivre heureux à l’époque de la paradoxale injonction au bonheur ? Pour le philosophe François Jullien, qui s'attache à renouveler l'éthique européenne grâce à un long détour par la Chine, la réponse est oui. A condition de ne pas tenter de poursuivre une recherche sans fin ou d’entreprendre de rompre avec ce qui nous constitue, mais de « décaler » nos existences.

 

(L'entretien en version courte - la version longue est publiée sur le site de l'Union des Savoirs.)

 

Nonfiction : A propos du titre de votre dernier livre, Une seconde vie, vous mettez en garde sur le risque de confondre une « seconde » vie avec une « deuxième » vie : pourriez-vous préciser l’objet de votre propos à partir de cette différence ?

François Jullien : Entre ces deux notions à première vue équivalentes, il y a effectivement une différence de taille, car le « second » n'est pas un nombre : ce qui est second, secundus, c’est ce qui suit. L’idée de seconde vie, c’est l'idée que, dans la vie, des possibilités apparaissent à certains moments, qu'on ne soupçonnait pas auparavant ; qui se dégagent de la vie passée, et qui permettent un renouvellement de la vie.

Ce n'est pas pour autant une rupture. C'est donc cette capacité, progressivement, en cours de vie, de voir apparaître d'autres possibles que ceux qu'on avait prévus. Ou pour employer un terme dont j'ai essayé de faire un concept : d'autres « ressources », qui permettent un déploiement de la vie en existence.

 

Dans l'ouvrage, vous entretenez un rapport qu'on pourrait qualifier d'antagoniste avec la sagesse. D'une part vous tancez la sagesse d'arbitraire, vous lui reprochez de ne pas justifier certaines prémisses. Mais d'autre part, vous chargez votre propos d'une dimension éthique, et vous appelez le lecteur à une exigence morale, à assumer sa propre vie. Comment tenir ensemble les deux bouts de cette corde ? D'une part, éviter l'écueil de la sagesse comme arbitraire, et d'autre part, ne pas apparaître comme un marchand de bonheur ou un coach ?

Je crois que la notion de sagesse aujourd'hui est équivoque. Equivoque parce qu'il y a une version forte et une version faible. Une version forte, parce qu'il y a effectivement la sophia (sagesse) des Grecs. Mais on voit bien comment les Grecs ont progressivement opéré un tournant pour délaisser la sagesse du « vivre », à la faveur de l'épistémê (science), donc d’un désir de connaissance : il y a un tournant grec, qui a marqué la pensée européenne, dont je ne trouve pas l'équivalent du côté chinois. Dans les cultures d'Extrême-Orient, la notion de sagesse est restée quasiment pérenne au travers des siècles.

Quant à aujourd’hui, il y a effectivement ce qu'on appelle le marché du bonheur qui s’attache à une sorte de sagesse un peu vague, dont on fait volontiers commerce, qui est une sorte de version faible de la pensée ; et qui donc a perdu la consistance de ce qu'a été la sagesse quand elle s'est constituée dans les antiquités grecques, mais aussi bien chinoises, comme réflexion sur la vie et capacité d'éclairer la vie. Cette sorte d'affaiblissement de la sagesse débouche sur une pensée molle, si vous voulez, inconsistante, non conceptuelle. Et donc effectivement je m'inscris en opposition forte, de dénonciation par rapport à ce qui est cette sagesse à tout-va, qui encombre le marché, qui est au fond une facilité de la pensée.

 

Pour en revenir à la seconde vie : comment peut-on y entrer ? Vous dénoncez dans l'ouvrage à plusieurs reprises le mythe de la coupure, cette habitude que nous avons tous à prendre par exemple de bonnes résolutions le 31 décembre. Or vous considérez cette entreprise comme fallacieuse – et pour preuve, les résolutions sont rarement tenues. Mais en même temps, on a tous tendance à penser qu'il faut bien un moment pour entamer les conversions, le renouvellement de nos vies. Alors où est ce moment ? Quand est-ce qu'on peut changer sa vie ?

Mon souci, sous ce titre du second, donc sous ce concept de secondarité, de ce qui suit, c'est d'essayer d'éviter le mythe de la rupture : l'idée qu'un beau jour on va couper quelque-chose d’une ancienne vie, et donc qu’une nouvelle vie possible devient possible à partir de cette coupure préméditée. Je veux rester dans une pensée de l'immanence. Quelque chose se décante, se dégage progressivement dans la vie, d'abord à son insu ! C’est ensuite que cette nouvelle vie advient progressivement à la conscience. Mieux, c’est lors de ce moment où on peut commencer à réfléchir sur sa vie passée, et donc assumer cette transformation silencieuse, qui est advenue sans même qu'au départ on ait commencé à la discerner. C’est une possibilité de reprise progressive qui fait qu'à un moment quelque chose peut effectivement s'assumer de ce qui a cheminé progressivement et discrètement.

 

Cette « reprise », en filigrane, appelle un nouveau concept d'habitude, parce que, d'une part vous faites de l'habitude l'ornière du quotidien (nous nous enlisons, dans les prisons de nos facilités) ; mais d'autre part, elle est aussi origine (c'est à partir de l'habitude que l'on pourra se déprendre). Comment fait-on pour sortir des murs d'une prison à laquelle nous sommes nécessairement, par essence, condamnés ?

C'est là que les choses se passent par ce qu'on appelle un décalage. Décaler est un beau verbe français : décaler, c'est déplacer un peu par rapport à la position installée, et en même temps, c'est enlever la cale. Donc c'est remettre en mouvement ce qui s'est justement trop installé et qui a tourné à l'habitude. Je crois qu'effectivement, la vie a une tendance à s'installer, au sens propre : à se mettre dans sa stalle. Donc à ne plus s'inventer. S'enliser, c'est-à-dire sombrer dans cette lise, qui fait que progressivement, ce qui était innovant et inventif, progressivement, se résorbe et se retire.

Par conséquent, il y a cette tendance à l'enlisement contre quoi, justement, se prononce et s'instaure la notion de seconde vie. Parce qu'au fond, est-ce que la vie consiste en un essor puis en une retombée ? Ou bien, est-ce que la vie dans son cours même peut progressivement se dégager de ce qui était vécu pour se relancer ? C'est ce que j'appelle reprise. C'est cela qui me paraît pouvoir dégager, non pas une morale, mais quelque chose d'éthique. D'éthique comme étant cette capacité de déployer la vie dans sa ressource, et la déployer en existence.

 

A plusieurs reprises, dans votre livre, vous mobilisez des concepts philosophiques chinois et votre propre expérience de la Chine. Qu’a représenté pour vous l’entrée dans la philosophie chinoise ? Comment vous a-t-elle permis de vous déprendre de facilités de pensée occidentales ?

J’évite plusieurs de ces mots. A commencer par celui d’occident, qui est un terme idéologique. Autrement dit, je ne vois pas bien ce qu’est l’Occident ; mais il y a une chose que je connais mieux, c’est l’Europe, qui a une histoire. D’autre part, je ne parlerais pas de concept du côté de la Chine. Ma perspective à l’égard de la Chine est effectivement celle-ci : je suis au départ helléniste, donc philosophe, et j’ai fait un pas de côté par la Chine pour me déprendre de l’horizon théorique de l’Europe, pour voir comment l’on peut penser ailleurs. C’est donc cet ailleurs que j’ai cherché en Chine, que j’ai d’abord envisagée comme une manière de sortir de la pensée européenne. Certes, nous nous disons communément héritiers des Grecs, mais qu’en savons-nous, tant que nous ne sommes pas sortis de cet héritage ?

Alors pourquoi la Chine ? Pour une raison simple : l’extériorité par rapport à l’histoire. Ce n’est que tardivement que les histoires de ces deux côtés du continent ont commencé à se rencontrer – tardivement par rapport à leur tradition du passé. Un autre intérêt décisif était l’extériorité de la langue : se sortir de l’européen, ou mieux de l’indoeuropéen, d’autant plus que l’écriture chinoise, idéogrammatique et non pas phonétique, constitue l’autre système possible d’écriture. Au fond, la question que je me posais, jeune philosophe, c’était la question de ce « d’où je pense ? » qui nous hante tous. Comment mettre en perspective sa pensée qu’on ne connait pas ? Je pratique la Chine comme une sorte de stratégie oblique pour revenir sur l’impensé de ma pensée. L’impensé étant ce à partir de quoi je pense, et que, par là-même je ne pense pas.

 

Vous écrivez : « Je me demande aujourd’hui ce qui, dans ce filet problématique tissé entre les deux – c’est-à-dire dans cet entre-ouvert –, échappe encore : ce que j’y pourrais capter et dont je ne savais pas que cela pourrait aussi s’y déceler. Qu’est-ce qui se dégage, de ce vis-à-vis, et fournirait une nouvelle prise et sur quoi ? » Diriez-vous qu’Une seconde vie constitue un tournant dans votre œuvre ? Entrez-vous dans une nouvelle époque de dégagement, pour reprendre un concept que vous explorez ?

Il y a effectivement une autre question qui se lit en filigrane dans ce texte, c’est de savoir : qu’est-ce que peut être un second moment dans un travail ? Le premier tournant est un moment d’investissement, et qui pour moi, jeune helléniste passé en Chine, a été cette circulation entre pensées chinoise, grecque, allemande, bref, de ce vis-à-vis entre pensée d’Europe et son dehors chinois. La seconde question est : qu’est-ce qui progressivement, sans que je l’aie souhaité au départ, se dégage comme possibilités nouvelles, à titre de second ? Qu’est-ce que cet investissement que j’ai fait pourrait receler de ressources que je n’ai pas déployées, ou qu’il serait plus utile de déployer maintenant ? En un mot : quel est ce second temps d’un travail ?

Je crois que quand on considère la vie d’un philosophe, on voit souvent cela : on parle d’un second Foucault, d’un second Barthes. Quand la première prise théorique, élaborée souvent avec volonté, laisse progressivement se dégager autre chose qui n’était pas envisagé au départ. Cela nous conduit au concept de dégagement. Il n’est jamais forcé : on ne veut pas un dégagement. Ce qui m’intéresse, c’est ce rapport entre quelque chose qui chemine de soi-même ; et puis la possibilité de prise, avec sa dimension d’efficacité et de capacité nouvelle qui en résulte.

 

Vous dites que le dégagement n’implique pas nécessairement la volonté ou l’initiative…

Bien plus, il est sans volonté au départ, ce n’est pas la volonté qui le commande. « Ça vient », et c’est ce qui me parait important : comment, à partir de cette immanence même du déroulement de la vie, quelque chose progressivement en émerge ?

 

Vous dites qu’il faut avoir vécu des expériences éprouvantes pour entamer cette nouvelle vie. Pourtant, il faut aussi une « collaboration » du sujet – c’est votre expression. De là deux questions : d’une part, comment est-ce que quelqu'un peut vouloir entamer une nouvelle vie, quel y serait son intérêt ? Car à se déprendre d’une existence irréfléchie, on prend aussi le risque de déprendre d’une existence confortable. Et d’autre part, faut-il un âge pour entamer cette nouvelle vie ?

Vos propos tournent autour d’une notion que j’ai essayé progressivement de produire en concept, et qui est celle de lucidité. C’est une notion intéressante, et qui n’est pas dans le vocabulaire de la philosophie. Lucidité : une lumière vient, un éclairage vient du dedans. La lucidité ne se force pas, elle ne se veut pas. Au contraire même, c’est peut-être ce qu’on ne veut pas, vous l’avez dit. Je ne verse pas dans le pathos de l’éprouvant, mais il y a du négatif dans la vie. C’est ce négatif qui fait que progressivement, des illusions se défont, se dissolvent et que quelque chose de plus effectif apparaît.

C’est là qu’intervient la capacité du sujet, et quelque chose qui relève de l’éthique. Tout le monde traverse des expériences négatives : simplement, on peut les traverser et les subir, ou bien on peut les traverser et y déceler quelque chose qui va porter une compréhension plus juste, plus ajustée : ce que j’appelle lucidité. J’essaye – et c’est à cela que me sert le passage par la Chine – de repenser la philosophie aussi sur ses marges. Penser ce qu’elle n’a pas pensé : elle n’a pas pensé la lucidité. Donc : quel est le type de vérité qu’est la lucidité, que la philosophie n’a pas pensé, parce qu’elle était occupée à penser la vérité dans l’instant, sur le mode convaincant, démonstratif, etc.

Or la lucidité, au fond, n’en reste pas là : la lucidité, c’est une capacité d’intelligence qui nous vient progressivement, qui n’est pas de l’ordre de l’intelligence proprement dit, ni de la connaissance non plus. C’est une capacité de rencontrer du plus effectif en cours d’existence. Ce qui l’éclaire dans la tradition européenne, c’est le roman. On voit bien comment la littérature – qui est pour moi une question de plus en plus importante – est partie prenante de la pensée, non pas à titre d’illustration ou de commentaire, mais à titre de ce qui éclaire quelque chose que la philosophie, en tant que telle, dans son entreprise conceptuelle et théorique, n’a pas éclairé.

Je crois qu’il y a, vous le dites bien, une collaboration du sujet : c'est-à-dire que cette décantation me vient d’abord en cours de vie, qui fait naître un premier désir de sortir d’une première naïveté ; et ensuite intervient quelque chose qui relève de l’ordre de la responsabilité, qui est éthique. Je peux en effet assumer cette lucidité même si elle vient au détriment des illusions qui me confortaient. Là, il y a quelque chose qu’évoque bien Rousseau dans la Réforme, quand il dit : « Pour la première fois, j’ai du courage ». On a quelque chose qui au départ n’est pas volontaire, mais que progressivement, la volonté va prendre en charge, et l’assumer.

 

Ces considérations questionnent le concept d’expérience, dont vous envisagez deux conceptions. Une conception quantitative : je fais des expériences académiques, professionnelles, amicales, amoureuses, etc. Et une conception qualitative : je suis un homme d’expérience, maintenant, on ne me la fait plus, etc. Comment un homme des expériences – d’un homme qui a connu des expériences – devient-il un homme d’expérience ?

Je ne sais pas si l’opposition qualitatif / quantitatif est suffisante. Il y a des emplois divers du terme d’expérience, qui est un terme un peu fourre-tout, il faut le reconnaître. D’une part, il y a une expérience conative d’essai : « faire l’expérience de ». C’est cette expérience qui a pris une importance si grande en Europe, sur le plan scientifique, dans cette articulation entre la modélisation et puis la vérification par expérience. D’autre part, il y a un sens rétrospectif : ces expériences qu’on a tentées progressivement se déposent en nous – de sorte qu’apparaît un sens second d’expérience, au sens, vous l’avez dit, d’un homme d’expérience.

D’abord, il y a « expérience de », déterminée ; mais, dès lors que l’objet, justement, se globalise, s’indétermine, cela fait que quelque chose en nous s’accumule, comme expérience au second sens du terme. Cette option philosophique nous écarte de la sagesse dans son sens facile et paresseux, tel qu’il se vend aujourd'hui.

 

Vivre une seconde vie, c’est donc exister. Vous insistez fortement sur le concept d’existence : qu’est-ce que cela signifie, « exister » ? Et pourquoi est-ce que, si nous tous « vivons », seulement certains d’entre nous « existent » ?

Cette réflexion sur l’existence se construit au fil de livres qui en réalité ne sont pas des livres : ce sont les chapitres d’un livre qui se poursuit, comme ça, de chapitre en chapitre. Chaque question se trouve relancée dans le suivant ; ce suivant est appelé par les précédents. Et à cet égard, il y a donc cette question que je suis depuis déjà maintenant un certain nombre d’essais, qui est celle du vivre et de l’exister. Elle se pose au fond dans une sorte de tableau d’ensemble, où il y a l’exister face au verbe être tel qu’installé dans la philosophie grecque. Cette philosophie, en pensant l’être, a laissé tomber la question du vivre, sauf à la récupérer ensuite sur le mode de la vie vraie (alethês bios), comme étant la vie dans l’au-delà, rendue possible par la construction métaphysique.

Ce qui a pris traditionnellement en charge la question du vivre, en Europe, c’est le religieux ou la littérature. Au contraire, il faut aujourd'hui – justement pour ne pas laisser le développement personnel ou le marché du bonheur s’emparer de ce terme et donc l’abîmer – repenser le vivre dans sa ressource propre. Or il me semble que vivre, en tant que tel, n’est pas éthique, pour une raison simple : c’est que je suis déjà engagé dans la vie. Vivre, on ne l’a pas choisi, on est mis dedans parce qu’on est né. Même si « n’oublie pas de vivre », selon le memento vivere que Goethe aimait à rappeler, vivre ne peut pas se constituer en vocation.

Pour cette raison, exister me paraît être un verbe important : il se situe entre être et vivre. Exister est à la fois venu en supplément du verbe être : comme dit Descartes, « sum existo », « je suis, j’existe ». Car le verbe être est tout petit, si important dans sa consistance mais si frêle sémantiquement. Etre, le plus petit mot de tous les mots disait Heidegger, et en même temps celui qui est sous tous les mots, en tout cas dans la tradition européenne. Ce qui m’a motivé à passer en Chine, c’est que la pensée chinoise connait l’être de prédication (je suis ici), mais ne sait pas dire être au sens de « je suis » – le sens aplôs comme disait Aristote – qui sera le sens d’existence. Exister borne le verbe être, et s’entend à partir de lui – il ne faut pas oublier le sens théologique : existere, c’est ce terme théologique pour dire le statut des existences qui se tiennent hors de l’esprit de Dieu.

Ce sens théologique, d’abord très modeste, prend son ampleur pour épauler le verbe être, et en même temps il peut servir de médiation entre être et vivre. C’est là que je trouve une ressource essentielle et que je suis amené à penser cette capacité d’existence, non pas dans l’horizon existentialiste du XXe siècle, mais justement pour penser cette capacité de se tenir hors : ex-sistere, se ternir hors. Hors de quoi ? Justement, hors de l’enlisement, ou de ce que vous appelez habitude. De la capacité même de vivre, se dégage cette possibilité d’exister, c'est-à-dire de ne pas réduire sa vie à l’horizon du vital, mais à promouvoir sa vie dans une capacité de se tenir hors de ce qui l’enferme, de ce qui la contient, de l’horizon du soi comme de l’horizon du monde, et de se tenir hors de cela, ce qui nous définit donc en tant qu’humain comme immanent existant.

La seconde vie, parce qu’immanente, n’est pas rupture par rapport à la vie précédente : au contraire, elle en est le déploiement. Nous sommes immanents, en tant que demeurant dans le monde – il n’y a pas d’autre monde – mais existants. Il faut entendre ce ex-sister : c’est « hors », mais c’est aussi « se tenir », « se maintenir » dans cette capacité d’essor, et non pas d’étal.

Je parle de promotion du sujet, c'est-à-dire de « ressource ». Ce concept recouvre un peu tout mon travail. Il a l’avantage de ne plus séparer le théorique du pratique, ou la connaissance de la morale. Ressource est un terme qui fait entendre – c’est aussi ce qu’est l’idée de reprise – cette capacité de déploiement de la vie en existence. Au fond, nous sommes passés de la morale à l’éthique au sens où la morale est traditionnellement une morale de prescription. Aujourd'hui, nous sommes dans une éthique : en cela, la littérature me paraît importante dans sa capacité descriptive, comme éthique de la promotion. Il s’agit moins de prescrire que de promouvoir. C’est cette dimension de promotion qui est interne au vivre, et qu’on déploie ou qu’on ne déploie pas – c’est là qu’il y a choix, et responsabilité éthique.

 

Pour conclure, ne pourrait-on pas dire que votre ouvrage est une invite à la philosophie ? Vivre une nouvelle vie, c’est se dégager des ornières de l’habitude, c’est refuser un volontarisme un peu béat où il s’agirait benoîtement de taper son ami dans le dos, en l’exhortant : « Vas-y, allez, change de vie ! », c’est inquiéter les faits, sortir de ce que l’on tenait pour certain.

Oui, invitation à la philosophie, surtout si l’on entend la formule latine « nascitur poeta fit philosophus » (on naît poète, on devient philosophe). « Fio », passif de facio. On se fait philosophe, donc on ne naît pas philosophe. Effectivement, la philosophie est toujours du cheminement.

La question est : comment devient-on philosophe ? Il y a un terme que j’ai laissé de côté : c’est maturation, dont je me méfie. C’est plutôt qu’il y a du déroulement ; moi je suis dans une pensée du processuel, donc de l’immanence. La question est : qu’est-ce qui fait que l’immanence peut dégager quelque chose qui soit décidé, qui relève de l’éthique ? Or je pense que la philosophie c’est cela. Il y a quelque chose qui est d’abord une inquiétude diffuse, et qui progressivement se constitue en capacité de philosopher, et qui s’active. Là où il y a un grand écart entre philosophie et sagesse, c’est qu’on peut être sage sans parler. Souvent même, le sage se prévaut de son silence.

Alors que philosopher, c’est parler, donc articuler en un logos l’impensé. Et je crois qu’à cet égard, la philosophie bénéficie de cette lucidité progressive. J’ai cité au cœur de ce petit essai une phrase de Platon, qui le dit. Platon, on le range du côté de la philosophie théorique, démonstrative, avec l’idée d’une vérité qui est une vérité au départ mathématique, exclusive. Mais on voit dans Platon, qui contient tout, et aussi cette idée-là, que quelque chose se dégage progressivement (et c’est peut-être le paradoxe de notre rencontre aujourd'hui), qui vient avec l’âge. Non pas qu’il faille un âge pour philosopher : quelque chose se défait à titre d’illusion qui permet un rapport plus précis à l’effectif. Dans cette phrase de Platon, dans le milieu du Sophiste, Socrate parle au jeune Théétète. Ce mathématicien, bien que surdoué, dit quelque chose qui montre à quel point il est doué : je comprends ce que tu dis parce que je comprends que je ne comprends pas totalement, parce que je n’ai pas encore cette expérience, je n’’ai pas encore capitalisé suffisamment. Ce qui justement fait entendre quelque chose qui est de l’ordre d’un devenir, et qui va de pair avec ce qu’est philosopher.

Philosopher, c’est s’engager sur un chemin qui devient de plus en plus exigeant, car il faut traverser tout ce qui a déjà été dit, posé, imposé dans la pensée. Le but est de trouver une prise plus effective pour dépasser tout ce qui peut être encombré à titre de discours, discours déjà dit, donc quelque peu récité, afin d’entrer dans une initiative de pensée. Je pense qu’on devient philosophe quand on dégage dans sa vie une initiative. Toutefois, gardons en mémoire qu’initiative provient d’initium, début : ce ne saurait être un début donné comme un grand lever de rideau magique ou mythique.