Qu'est-ce qui forme 'la ville', en tant qu’espace vécu, commun et partagé, mais aussi divers et clivé ?

Conceptualiser l’urbain semble un exercice de plus en plus périlleux: le brouillage des catégories de réflexion est le reflet de la transformation actuelle des structures urbaines et sociales qui semblent être de moins en moins pérennes. Il n’a ainsi jamais été aussi complexe de définir ce qu’est la ville. Michel Agier – dont les principales recherches portent sur la mondialisation, les questions de mobilité, de migrations et d’exils – souhaite apporter son éclairage d’anthropologue sur la ville. Dans cet ouvrage à portée conceptuelle, mais inspiré de ses travaux empiriques autour de territoires en marge qu’il nomme des "brouillons de ville" (favelas, camps...), il entend non pas essentialiser la ville et figer cet objet d’analyse mais appréhender ce qui "fait ville" aujourd’hui et cela, par ses marges. Comprendre ce qui "fait ville" est aussi un moyen de politiser l’agir urbain et se donner les moyens de revendiquer un droit à la ville. Qu’est-ce qui fait ville aujourd’hui d’un point de vue pratique et théorique   ? Comment la ville, c’est-à-dire la communauté, se construit ? Qu’est qui fonde la possibilité d’une anthropologie de la ville ? "Par quel processus ce que l’on appelle ‘la ville’ se forme en tant qu’espace vécu, commun, partagé, même si ce partage est fait de diversité et de désaccords ?"   En filigrane de ces interrogations se pose la question suivante : pourquoi la ville ne fait-elle plus société ?

 

Comment l’anthropologie permet de penser la ville aujourd’hui ?

L’anthropologie s’étant constamment adaptée aux processus et aux transformations de nos sociétés, l’urbanisation a eu d’importants effets sur la constitution des savoirs de l’anthropologue. Pour l’auteur, alors que l’urbain est constitutif de nos sociétés actuelles il est naturel que les chercheur.e.s s’y intéressent. Ce mouvement frappe d’obsolescence certains catégories d’analyse classiques (comme l’exotisme, la dichotomie ici/ailleurs, etc) et bouscule les apprentissages de l’ethnologie d’hier. La discipline de l’anthropologie a aussi le mérite de s’intéresser non pas à la ville en tant qu’objet mais en situation. C’est l’étude de la "ville vécue, ville ressentie, ville à l’oeuvre, la ville en chantier"   , c’est-à-dire le savoir de l’expérience de la ville, qui donne à l’anthropologue une place particulière parmi les autres disciplines sur la ville."L’anthropologue a besoin de s’émanciper de toute définition normative a priori de la ville pour pouvoir en chercher la possibilité partout et travailler à en décrire le processus "   .

D’autre part, Michel Agier revendique la volonté de saisir "la ville par ses limites". En appréhendant la marge dans une position à la fois épistémologique et politique, mais une marge en relation qui n’est pas seulement frontière, il s’agit de réécrire l’anthropologique de chaque ville. Ethnographier la marge, c’est partir d’espaces précaires (de sens, de biens, de relations), exclus, et dominés et faire émerger ce qui à partir de l’inachevé, du presque rien, fait ville. Ethnographier les hors lieux (interstices, espaces de transit, lieux précaires, campements...) implique aussi d’ "interroger  l’être même de la ville, la vanité des définitions et ce qu’on peut dire des citadins qui s’adaptent, bricolent et inventent leur ville alors même qu’ils en sont exclus"   L’ethnographie des marges est ainsi une belle méthode pour faire une anthropologie de la la ville.

 

La ville des anthropologues

L’anthropologue soutient que la ville n’existe pas comme une réalité monolithique et unique ou impersonnelle, elle serait plutôt un hologramme, résultat décomposé et dé/reconstruit par chaque personne en fonction de ses représentations, usages, désirs, relations et circuits. Le " faire ville " s’observe dans des processus sociaux émergeant dans l’intimité de la famille, de la rue, des quartiers... L’espace anonyme se transforme ainsi en espace familier lorsque nait un investissement, un attachement personnel ou collectif.

Faisant appel à des théoriciens (l’Ecole de Chicago, anthropologues contemporains, James Clyde Mitchell, Ulf Hannerz...) mais aussi à ses expériences de terrain dans des territoires marginalisés, Michel Agier développe ce qu’on peut appeler les savoirs urbains de l’anthropologie et présente des concepts issus de ses observations, enquêtes empiriques de terrain et son interprétation pour décrire et penser la ville. La connaissance de la ville de l’anthropologue n’a pas pour objectif d’être totalisante souligne-t-il, "ce n’est pas à partir de la ville elle même que prennent forme nos connaissances mais à partir d’un montage de séquences de la vie urbaine tirées d’une infime partie du cours réel du monde"   . Surtout, l’auteur  met en exergue de façon critique trois notions qui ont cours lorsqu’on étudie l’anthropologie de la ville  : régions, situations et réseaux.  

La notion de région a le mérite d’être à la fois une échelle intermédiaire et non limitative, d’être cartographiable par l’acteur urbain ou le citadin et de représenter un espace vécu et imaginaire. L’approche situationnelle quant à elle a l’avantage de "déspatialiser"  l’enquête urbaine  et de penser les limites spatiales à travers l’interaction, la distance à autrui et les relations sociales.  La situation et le setting c’est-à-dire le cadre, l’agencement des contraintes sont des facteurs qui déterminent l’enquête urbaine, qui doit être multisituée. L’anthropologue évoque aussi la notion de réseau, concept essentiel de nos jours à la fonction et au contenu parfois moral. Ces notions permettent aussi de flouter et rendre plus poreux les limites entre domestique (maison) et public (dehors). Les réseaux féminins et masculins dans un quartier populaire de Bahia qu’il a étudié par exemple permettent ainsi de dépasser le clivage (rues/maisons), les femmes pouvant avoir un comportement médiateur et donc plus " ouvert " sur la ville que l’on ne le pense. Les situations " élémentaires " de la vie urbaine sont aussi définies dans le troisième chapitre : situations ordinaires (ville familière, bureau, chantier...), extraordinaires, ("mettant en œuvre des codes et des liens dans le rapport individu/société sans que l’espace joue là un rôle stabilisé"   ), de passage (celle du touriste ou promeneur solitaire), rituelles (dans les différentes scènes de la culture des villes). La situation dépasse la notion de structure et permet de saisir la dimension relationnelle en milieu urbain et la "citadinité" qui s’y déploie en le liant à l’espace. Ces différentes formes d’approches situationnelles peuvent bien sûr se complexifier (situations extraordinaires ou d’exception dans les hors lieux et camps villes par exemple).

 

La ville à l’œuvre

La deuxième partie s’intéresse à l’engagement de l’individu ou plus précisement à ce que le chercheur appelle sa "présence à la ville" ou "au monde".  Qu’est ce qui qui rend à l’individu la ville familière ?

L’auteur met en exergue dans un premier point l’importance du sens (c’est nous qui soulignons) du lieu et cela en questionnant l’échelle microsociale ou les petits mondes urbains dans ce qui est traditionnellement considéré comme de la non-ville.  Ainsi, "la question de l’espace physique est bien présente mais seconde ou, pour emprunter une expression classique et plus précise, le symbolique de l’espace est " surdéterminé " par la symbolique des relations sociales qui se localisent là"   . En deuxième point, il revient sur la crise de l’identité des lieux en insistant sur les termes de non lieux ou de hors-lieux. Le premier (défini par Marc Augé et dont l’emblème serait l’espace du voyageur) signifie à la fois la liberté d’échapper au monde plein mais signifie aussi errance et perte de repères. Le second est caractérisé par le confinement et l’extraterriorialité et le symbole en serait le camp, l’espace interstitiel.  Le camp, les squats, les installations invasives sont ainsi définis comme des brouillons de ville. Le brouillon a une identité locale flottante. Son essence est l’incertitude (il s’agit pour le réfugié de repartir) mais sa matérialité est réelle quoique provisoire. Par là même la constitution d’une mémoire collective est complexe (elle ne se forme qu’illégitimement - si l’on reste plus longtemps que prévu). L’auteur donne l’exemple du nord est du Kenya, zone humanitaire formée autour du village de Dadaab et évoque la formation d’un espace micro urbain (l’espace de transition est désormais doté d’une église, d’un espace de volley, etc). Un autre exemple très connu est celui du camp palestinien au Liban. Ces logiques de production d’hors lieux, d’occupations illégales et précaires inventent la ville tandis que le migrant construit une dynamique d’urbanisation/transition mobilité/immobilité.

 

La ville en mouvement

La dernière partie de l’ouvrage revient sur la notion de culture, essentielle en anthropologie. Rejetant une définition totalisante et culturaliste ("tout est culture") ou marxisante, l’auteur préfère caractériser la culture en tant que performance ou comme culture plus, qui fait sens seulement à travers des situations multiculturelles et via des échanges sociaux dont la ville serait le théâtre. Les différents contextes urbains sont des scènes idéales de performance, des groupes se performant face à d’autres, transformant la culture tout dont ils héritent en culture-plus. Le carnaval est un bel exemple d’identité culturelle qui se performe. Cela participe à la constitution à ce que l’auteur appelle l’habit d’Arlequin : "Etrange destin que celui des villes. À l’image du métis dont elles sont la scène de prédilection, elles réunissent des milliers de bouts épars et partiels de culture pour finalement, alors que l’on s’attend à trouver l’insignifiance et la répétion, composer leur propre tableau, unique et reconnaissable entre tous, comme l’est l’habit d’Arlequin"   . Michel Agier évoque ainsi plusieurs carnavals différents de par leur contexte et leur sens (celui du Notting Hill, de Bahia, Tumaco) dont la dimension politique est évidente (James Scott parle ainsi " d’arts de la résistance " de milieux sociaux dominés). Ces mouvements sont inséparables de la ville et sont des moyens de conquérir une citadinité et citoyenneté. Le carnavaliers ou les manifestants ou toute personne commémorant dans un groupe créent du collectif, du rituel  en réunissant les humains hors de l’ordinaire et désidentifient l’individu. Par là même, les événements font des rues dans lesquelles ils prennent place des lieux où commence immédiatement le politique, où l’assignation identitaire est suspendue de même que la routine. L’auteur développe pertinement ce point à travers les exemples des Townships en Afrique du Sud. Enfin, il conclut cette partie en proposant des pistes pour agir dans la ville. L’agir dans la ville n’est pas seulement culturel, il est politique, il signifie prise de parole. L’auteur plaide ainsi pour penser la ville et l’agir urbain à partir de ces espaces d’entre deux, espaces ressources, qui engorgent les villes d’Amérique du Sud ou d’Afrique et qui par essence sont des formes de transgressions dans la ville, ils font naitre l’urbain. Les mouvements transforment la ville mais aussi son sens en même temps qu’ils la déterminent. "L’occupation urbaine, l’installation artistique, la manifestation politique : ce sont trois situations de prise de parole et de prise d’espace, et trois gestes de fondation de la ville"  

Définir la ville est un rêve pieu pour l’anthropologue qui préfère pragmatiquement s’intéresser aux différentes dynamiques et processus de l’urbain, au faire ville, caractérisés par la complexité, le mouvement et la relation. Les pratiques du faire ville locales, précaires, particulières sont aussi une prolongation du droit à la ville. Elles signifient l’évidence du besoin d’un lieu pour tout être humain.  Elles demeurent le symbole de la ville qui se fait et se défait, nait et meurt à la fois, chant du cygne en même temps que renaissance de l’urbain