Satoshi Miyagi, metteur en scène nippon et directeur du festival de Shizuoka offre une merveille au Palais des papes

Vingt-cinq comédiens-musiciens dans des costumes-voiles, blancs et recherchés, entrent sur le chemin étroit de bord de scène, qui est aussi le chemin du bord de l'eau. Ils se suivent avec ces tambourins et bois percussifs inimitables. Ils donnent un prologue désopilant en français où ils racontent la pièce. La glace est brisée, et le public séduit, gagné pour la soirée.

Ils ont poussé la politesse jusqu'à s'interrompre, en commençant, pour laisser entendre quelques notes de la musique de Pierre Henry, qui vient de mourir et dont la Messe pour le temps présent avait été créée en Avignon, en ce même lieu, sur une chorégraphie de Maurice Béjart (1968). Puis ils entrent dans leur spectacle proprement dit, un spectacle exceptionnel.

 

Un jardin zen liquide

Satoshi Miyagi a choisi d'inonder le plateau. Des rochers émergent. Une sorte de dolmen au centre, où se place Antigone, et d'autres îles granitiques, côté cour et côté jardin, que gravissent les autres personnages. Le metteur en scène déclare qu'il a choisi cette eau pour symboliser la mort, le fleuve Achéron. Quant aux rochers, ils ont indéniablement un côté celtique. Mais, curieusement (personne n'en parle pour l'instant, et c'est peut-être son exquise politesse qui conduit Miyagi à ne pas mettre en avant une évidence pareille), ce qui saute aux yeux c'est la référence au jardin zen.

Dans les temples de Kyoto par exemple, on en contemple de gigantesques, presque aussi grands parfois que le plateau de la cour d'honneur. Le gravier y est conscieusement ratissé, et bien sûr personne ne s'y promène. Des rochers émergent ici ou là de ce flot de caillous gris. Or ce flux de gravier strié par le rateau, c'est le courant de l'onde, et les rochers ce sont les îles d'un océan. Parfois on vous explique que telle île est une tortue de mer. Cette image du fluide et de l'évanescence, figurée par le minéral fixe et pondéré, c'est l'effort étonnant des moines japonais pour figurer l'écoulement liquide, mais aussi le temps, et la mort. Et de méditer en ce lieu, en silence.

Ce que Miyagi dit très clairement, en revanche, c'est que la tragédie d'Antigone réfère à une histoire écrite il y a 2500 ans, dont les personnages ne sont pas des hommes mais des héros. C'est pourquoi, de la scénographie à la dramaturgie, tout doit s'élever au niveau du mythe des héros antiques.

 

 

Raffinement esthétique

La scène occupe donc un jardin zen un peu spécial : on s'y promène (ce qu'on ne fait jamais dans un jardin zen réel), et on s'y mouille les pieds parce que les caillous sont redevenus ce qu'ils étaient, peut-être, au temps des origines. Encore ne faut-il pas prendre cette idée des origines pour autre chose qu'un moment dans le cercle de l'éternité, auquel, peu ou prou, puisque parcourant le cercle, on retourne toujours. La preuve en est que ce soir nous voilà en prise avec un monde premier, auxquels nous ne comprendrions rien s'il n'était aussi au fond de nous-mêmes. Nous qui nous croyons toujours des gens tournés vers l'avenir, il nous est donné là (et le public ne le perçoit pas toujours volontiers), de mettre à jour notre mémoire primitive. Cela commande une esthétique.

Les musiciens se déploient dans le fond, sur tout l'espace immense du plateau, au bord de l'eau. Il y a des tambours, des batteries, et de nombreux xylophones de toutes les tailles. La musique n'est pas un accompagnement. Elle fournit la texture temporelle de l'œuvre. Elle peut produire un boucan épouvantable ou se réduire à un mince filet de son perpétuel. Elle gère impeccablement le silence. Elle dessine des reliefs et des boucles. Dans les intermèdes, elle soutient le ballet des comédiens, qui, par exemple, viennent lentement et insensiblement, comme si personne ne leur avait rien demandé, se placer les uns derrière les autres, tirant une ligne parfaite, levant le bras exactement en même temps, avançant le pied droit de même, puis le gauche pendant que leurs bras changent, et se mouvant ainsi sur toute la longueur du plateau, qu'ils occupent en entier.

Dans ce cadre qui génère une espèce d'épochè esthétique, c'est-à-dire ici une suspension du réalisme, tout doit être reconstruit, aucune figuration ne peut être négligée.

Au centre, une pierre plate juchée au haut d'une pile de galets, comme font les enfants sur la plage de Dieppe, sauf qu'ici ce sont des géants qui ont joué. Cette pierre-autel, c'est pour Antigone. Elle la gravit pour marquer sa décision (recouvrir et honorer le corps de Polynice, contre le décret de Créon), tandis que la peur, puis le repentir et l'imploration feront qu'Ismène reste en bas longtemps.

 

Antigone et Ismène

 

Sur les deux côtés, aux extrêmités du plateau, ce sont les rochers du combat fratricide entre Étéocle et Polynice, qui initie la fable, et ceux des discours de Créon au peuple, qui s'est placé solidement côté cour. De là il fait aussi l'interrogatoire d'Antigone, et c'est là aussi, somme toute dans son palais, qu'il discute avec son fils Hémon, lequel se tient du côté opposé, tout comme Tirésias qui vient aussi prévenir et tancer Créon.

Entre les trois îles rocheuses, les genoux enfoncés dans l'eau, se tiennent les voix des personnages : en effet, Antigone, Ismène, Créon, Hémon sont parfaitement muets et concentrent toute leur expressivité dans la pantomime, tandis que leurs voix, loin d'eux, déclame leur partie. Cette séparation magique a de grandes conséquences. D'abord la parole est travaillée et déployée par les artistes. Quant aux mimes, ils sont de leur côté tout geste, tout costume, tout masque, tout mouvement. Dans l'impératif d'une stylisation poussée au plus loin, sans pour autant tomber ni régresser vers aucun manièrisme stérile, ils se contractent à l'état de marionnettes, mais de marionnettes vivantes et souples, et agiles, organiques dans toutes leurs expressions.

 

Le personnage et sa voix

 

Le chœur antique n'a aucun mal, alors, à s'intégrer à cette dramaturgie composée de lignes narratives d'étoffes différentes. Le chœur prend sa source dans le registre vocal occupé par les personnages-voix, et il se soutient du registre musical que lui fournit l'orchestre. 

De même, chœur, orchestre, voix, pantomimes, ballets, se trouvent enrichis encore d'un théâtre d'ombre. Grâce à de puissants projecteurs en effet, l'ombre des mimes figure des géants sur la façade du palais des papes. Et comme c'est aussi là, dans le corps de l'ombre, que se trouvent projetés les surtitres, on s'aperçoit que ce metteur en scène raffiné a intégré ces derniers dans le matériau même de l'œuvre, comme s'il écrivait directement sur les pierres. Le surtitrage, qui d'ordinaire est perçu comme un élément parasite, se trouve repeint sur la voix des ombres.

 

 

Interpréter ce qu'aurait voulu dire Miyagi, au sens où il aurait voulu que son Antigone exprime ceci ou cela, un certain féminisme par exemple, c'est comme vouloir obstinément que Cézanne ait eu quelque chose à dire. C'est comme vouloir obstinément faire parler la montagne Sainte-Victoire (ce serait confondre ce tableau avec la photo de Churchill mettant ses doigts en forme de V). Ce que nous délivre l'œuvre, c'est un tout patiemment construit, auquel il ne suffit que de se laisser prendre. Il y a un épicurisme esthétique, et peut-être plus grave et sérieux qu'on ne pense.

 

Hémon, passant devant sa "voix", vole vers son père qu'il est impuissant à convaincre.

 

Voir ici le teaser réalisé par le festival.