Un excursus à travers les cartes médiévales et leurs dragons... qu'on retrouve dans le code informatique contemporain !

Il fait très chaud, tout le monde est fatigué, donc un petit article aujourd'hui. Que vous soyez coincé au bureau à pester face à votre ordi ou perdu en pleine cambrousse à pester sur votre GPS (ou sur votre copilote), ça vous concerne.

 

Les dragons cachés

« Ici, il y a des dragons » est une expression que les programmeurs informatiques utilisent pour signaler un passage particulièrement difficile dans un code informatique. Ça sert à mettre en garde ses collègues : attention à partir de là, c'est vraiment dangereux...

Or il s'agit d'une expression qui vient tout droit des cartes médiévales. Ou plutôt d'une carte, un globe terrestre réalisé vers 1503-1507, dit globe de Lenox. La formule figure en Asie du sud-est (il faut nous croire sur parole...).

 

 

En fait, même si c'est la seule occurrence exacte de la formule, on la trouve dans d'autres cartes dans des versions un peu différentes. Vers 1430, la carte Borgia figure un grand serpent en Asie avec comme légende « ici, il y a des serpents si grands qu'ils peuvent avaler un bœuf ». Vers 1450, la carte de Fra Mauro place au milieu de l'Atlantique une « Île des Dragons » et légende une montagne en Perse en disant « là, de nombreux dragons ». Beaucoup d'historiens ont cherché des interprétations réalistes à ces motifs : par exemple, les serpents géants en Asie renverraient soit aux varans de Komodo, soit aux dragons utilisés lors des carnavals chinois...

 

Les monstres de l'ailleurs

C'est intéressant, mais un peu inutile. Car en fait il y a une longue histoire de ces représentations cartographiques qui placent dans les marges du monde des créatures fabuleuses et monstrueuses. Dans de nombreuses cartes romaines, on a un « ici, il y a des lions », qui marque la limite du monde connu. La Table de Peutinger, copie médiévale d'un atlas romain, comporte ainsi en Asie ou en Afrique des légendes comme « ici naissent les éléphants », « ici naissent les scorpions », « ici naissent les hommes à tête de chien ». Et oui, les légendes et les animaux réels se mélangent gaiement, car, pour l'homme médiéval, les éléphants et les hommes têtes de chiens sont à la fois réels et merveilleux.

Aux Xe-XIIe siècle, ces monstres se trouvent surtout en bas des cartes, dans ce qu'on appelle les antipodes, un monde inversé puisque placé à l'opposé de nous – on en profite pour vous rappeler qu'au Moyen Âge tout le monde sait que la terre est ronde : placez-le ce soir à l'apéro. Avec les croisades, le regard se fixe vers l'Orient et ces créatures se déplacent vers la Perse, puis vers l'Inde lorsque le Roman d'Alexandre remet cet espace au goût du jour. Et puis, petit à petit, sous l'effet des voyages, on les repousse plus loin vers l'est. Le récit de Marco Polo, gros best-seller médiéval, fait beaucoup pour l'image d'une Chine pleine de monstres. Lorsque G.R.R. Martin dans Le Trône de fer permet à Daenerys de retrouver des dragons dans les plaines des Dothraki, à l'est du monde, il reprend complètement la géographie médiévale (oui, je sais, j'aurais dû dire « spoiler alert ». Mais franchement, si à ce stade vous ne savez pas que Daenerys a des dragons, c'est que vous vivez dans une grotte...).

A partir du XVe siècle, les voyages se multiplient et les horizons se rétrécissent. En 1912, Conan Doyle place ses dragons dans un « monde perdu » situé au cœur de la forêt amazonienne ; Jules Verne met les siens au centre de la terre. Il est très révélateur de les voir aujourd'hui venir hanter les lignes de code de nos omniprésents programmes informatiques.

« Ici, il y a des dragons ». Le retour de la formule, au fil des siècles, montre que l'homme saura toujours s'inventer de nouveaux continents à explorer, avec un mélange de fascination, d'inquiétude et d'espoir. Qui sait où nous rêverons les dragons de demain ?

 

Pour en savoir plus :

- Chet Van Duzer, « Hic sunt dracones: The Geography and Cartography of Monsters », dans Peter Dendle et Asa Simon Mittman (dir.), The Ashgate research companion to monsters and the monstruous, Farnham, Ashgate, 2012, p. 387-435.

- Timothy Brook, La Carte perdue de John Selden : sur la route des épices en mer de Chine, Paris, Payot, 2015.

 

À lire aussi sur Nonfiction :

- Florian Besson, « Dessiner la première mondialisation », compte-rendu de Timothy Brook, La carte perdue de John Selden, 2015.

- Florian Besson, Pauline Guéna, Catherine Kikuchi, Maxime Fulconis, « ACTUEL MOYEN ÂGE – Zeng He ou les risques du repli »

 

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