Il faut remercier les éditions Rivages d'avoir enfin publié une traduction de ce classique de l'autobiographie américaine, trente ans après la parution de Fierce Attachments de Vivian Gornick, publié en 1987 aux États-Unis.

 

On notera le pluriel dans le titre original, qui renvoie à la multiplicité des "attachements" de l'auteur (notamment l'échec de son mariage et ses difficultés relationnelles), quand le singulier dans la traduction renvoie à l'attachement primaire et essentiel du livre, celui à la mère. Ce choix de traduction renvoie au second plan tout ce qui n'est pas elle (et trahit un peu, il faut bien le dire, le foisonnement du livre et de ses portraits). C'est bien pourtant la figure maternelle, imposante et terrifiante, qui se détache dès le début: "Je n’ai pas de bonnes relations avec ma mère et, à mesure que nos vies avancent, il semblerait que ça empire. Nous sommes toutes deux prisonnières d’un étroit tunnel intime, passionné et aliénant. Parfois, pendant plusieurs années, l’épuisement prédomine, et il y a une sorte de trêve entre nous. Puis la colère ressurgit, brûlante et limpide, érotique tant elle force l’attention."  

 

Deuil et mélancolie

Les deux femmes vivent désormais à Manhattan, mais c'est dans le Bronx que s'est nouée cette relation fusionnelle et destructrice. Vivian Gornick y est née en 1935 dans une famille d'origine juive russe et de convictions communistes. La mère raconte ses samedis matins au quartier général du parti communiste sur Union Square, « comme d'autres mères racontent à leur enfant l'histoire du Petit Chaperon rouge »   . La mère devient veuve à 46 ans, en 1948, et va devenir une personnification du chagrin:

« Un linceul flottait au-dessus de l’appartement toute la journée du samedi et du dimanche. (…) La mort de papa était devenue une religion avec ses cérémonies et sa doctrine. Une-femme-qui-a-perdu-l’amour-de-sa-vie, telle était à présent l’identité de maman. Elle s’y consacra avec un dévouement talmudique. Papa ne fut jamais aussi vivant pour moi qu’après sa mort. Cet être discret, cette présence bienveillante et souriante qui se réfugiait dans la comédie de la vie conjugale jouée par ma mère devint l’instrument indispensable de son chagrin perpétuel. Comme si elle n’avait vécu que pour ce moment. Sa détresse était tellement envahissante qu’on aurait pu croire qu’elle lui avait été prescrite. En tout cas pour moi, le monde devint totalement différent. L’air que je respirais était imbibé de son désespoir, qui le rendait épais et capiteux, excitant et dangereux. »  

La petite fille est "comme un tissu qui absorbe une teinture" et ne sait pas résister à l'emprise de sa mère, dans cet appartement sombre où elle vit avec elle jusqu'à 21 ans, alors que son frère, plus âgé, est déjà parti. Pendant un an, sa mère l'oblige à dormir contre elle:

« Sous ses doigts, je me contractais, pourtant, elle sembla ne jamais le sentir. J’essayai de me plaquer contre le mur, mais elle me rattrapait. Mon corps devint d’une raideur douloureuse. Malgré tout, j’ai dû en ressentir de l’excitation. Mêlée à du dégoût. »  

 

Promenades new-yorkaises

Devenue adulte, Vivian Gornick déambule avec sa mère de 80 ans dans les rues de New York et cherche à éclaircir ce passé sombre et douloureux qui l'a marquée de façon irrémédiable. Cette déambulation entre Central Park, Greenwich Village et Lexington Avenue peut rappeler les Confessions de Jean-Jacques-Rousseau, que l'on définit souvent comme la première autobiographie moderne, et où la marche joue un rôle très important. C'est aussi toute une époque et un milieu qui revivent dans ces pages, où le plus intime croise ses effets avec l'Histoire:

« On devint, ma mère et moi, des femmes conditionnées par la perte, troublées par la lassitude, liées par la pitié et la colère. Après Hiroshima avaient été retrouvés des cadavres encore vêtus de leurs kimonos imprimés. L’atome avait fait fondre le tissu, si bien que le motif des kimonos s’était incrusté dans la chair. Des années plus tard, il me sembla que la passivité profonde de cette époque était devenue un motif gravé dans ma chair, tandis que le tissu de ma propre expérience avait fondu. »  

Cette image à elle seule, dans toute son horreur et sa précision, dans sa grande originalité aussi, rend compte du style exceptionnel de l'auteur, qui sait aussi faire preuve d'humour, et d'une lucidité âpre et salvatrice: « Je laissai maman m’écraser contre sa poitrine chaude. Je ne résistai pas. C’est à maman que j’appartenais. Avec maman, l’enjeu était clair : j’avais du mal à respirer, mais j’étais sauve. »  

 

Naissance d'une vocation

Devenue une icône du journalisme américain, une figure du féminisme et une grande critique littéraire, Vivian Gornick revient ici sur ses fantasmes de jeune fille:

« Je ne rêvais jamais ni d’amour ni d’argent. Je me rêvais toujours en train de faire de beaux discours qui redonnaient courage à dix mille personnes et les poussaient à prendre leur destin en main. »  

Or l'écriture journalistique est bien un instrument de combat, une manière de "faire de beaux discours" et de toucher bien plus de "dix mille personnes". Devenir écrivain, c'est surtout une façon d'échapper à la tragédie: « Tout se terminait toujours mal, pourtant la grandeur émergeait du désastre. L’idée, c’était que la vie est tragique. Or, la "tragédie", cela revenait à être sauvée de ce que je considérais comme les petites peines sans importance de ma propre existence. Être sauvée de l’indifférence était, je le savais, le plus important. La grandeur du sens était en soi une rédemption. C’était la naissance d’un écrivain : j’avais commencé à bâtir des mythes. »  

La mélancolie gagne souvent le lecteur dans ce texte si dur qui évoque l'humour de Woody Allen et de Philip Roth, notamment dans l'art du dialogue. Mais l'auteur propose ici un petit manuel de survie, fondé sur l'intelligence et une forme de douceur, pour ne pas céder à la folie des mères: « Ni l’une ni l’autre n’a envie d’être l’auteur de la dernière pique. Je crois que nous sommes stupéfaites d’avoir vécu suffisamment longtemps pour apprécier pendant plusieurs minutes d’affilée le fait d’être ensemble, plutôt que de nous focaliser sur ce qu’on pourrait se lancer l’une l’autre à la figure. »  

 

Vivian Gornick

Attachement féroce

(Trad. Laetitia Devot)

Payot et Rivages

2017, 221 p., 20 €