La sonate n° 9 de Beethoven : une ode méconnue à un compositeur mulâtre, un peu fou et oublié.

Après avoir lu le fameux roman de Tolstoï, Emmanuel Dongala, né en 1941 en République centrafricaine et qui a grandi en République populaire du Congo, a appris par hasard, que la Sonate pour piano et violon n°9 n’avait pas été écrite pour le violoniste français Kreuzer, alors très célèbre, mais pour un jeune musicien mulâtre, aujourd’hui oublié.

 

« Sonata mullatica composta per il mulatto Brischdauer, gran pazzo et compositore mulattico », c’est-à-dire « Sonata mulattica composée pour le mulâtre Brischdauer, ce grand fou et compositeur mulâtre »   . Beethoven a déformé le nom de George Bridgetower qu’il a rencontré à Vienne en 1803, et avec qui il s’est finalement brouillé.

 

Lumières noires

C’est à Paris que l’on découvre ce jeune violoniste prodige de 9 ans qui connaît un triomphe au Concert Spirituel, installé dans la salle du Panthéon, le 23 mai 1789. Son père, l’«Afro-descendant », fils d’un esclave affranchi de la Barbade, Frederick de Augustus Bridgetower, a comme modèle Léopold, le père de Wolfgang-Amadeus Mozart. Il aime se faire passer à Paris pour un prince d’Abyssinie. George, qui avait suivi l’enseignement de Joseph Haydn en Autriche à la cour du prince Esterhazy, est parti avec son père chercher la gloire dans les capitales européennes. On les suit de Paris à Londres, où des luttes émergent pour la libération des esclaves et celle des femmes. Cette période reconnaît une élite noire, de préférence métisse, comme le fameux chevalier de Saint-George, assez bien intégrée à la société française, mais non sans limites : Saint-George n’obtiendra finalement pas le poste de directeur de l’Opéra de Paris, parce qu’il n’est pas blanc. En dehors de cette élite, les Noirs affranchis rencontrent bien des difficultés. Une police spéciale est créée pour les surveiller, et ils doivent porter une « cartouche » qui indique leur nom, leur date de naissance et l’identité de leur ancien maître. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que le racisme arbitraire se fait entendre… Par ailleurs, ce roman présente l’intérêt majeur de souligner les contradictions des Lumières : c’est ainsi que l’on découvre que Jefferson, qui a rédigé la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, était un esclavagiste. Il s’opposait aux mariages entre les Blancs et les Noirs, tout en ayant une maîtresse noire dont il eut des enfants. Dans l’ensemble les Lumières il était communément admis qu’il aurait une hiérarchie des races, de Voltaire à Buffon, en passant par les encyclopédistes. C’est pourquoi Emmanuel Dongala tient à rendre hommage à Condorcet notamment, qui sous le pseudonyme de Schwartz publie ses Réflexions sur l’esclavage des nègres.

 

Un roman historique érudit

Ce roman dont l'histoire s’inscrit dans la période du XVIIIe siècle rends aussi hommage à l’héritage du roman contemporain.

L’auteur utilise tous les ressorts du roman historique pour nous plonger dans l’effervescence révolutionnaire de Paris, où l’on croise Olympe de Gouges, Camille Desmoulins, Chorderlos de Laclos, mais aussi le père d’Alexandre Dumas. Certaines gazettes, comme Le Mercure de France, sont reproduites en fac-similé dans le roman, qui ne se prive jamais de cet intérêt documentaire, sans rien céder sur le plaisir de la narration ni du romanesque. À Londres, après des débuts difficiles et misérables, George joue pour la reine d’Angleterre et passe sous la tutelle du prince de Galles (futur George III) ce qui le pousse à s’émanciper de la figure paternelle, sensible à toute une littérature militante contre l’esclavage et à des noms méconnus en France comme Olaudah Equiano ou Ignatius Sancho. À Paris un libraire lui avait vendu Paul et Virginie

Tout l’art du romancier, dans ce roman d’éducation, consiste à immerger son lecteur dans le XVIIIe siècle révolutionnaire, entre ombres et Lumières. Il s’intéresse en même temps aux progrès de la science et de l’astronomie à l’époque, fidèle en cela à l’esprit encyclopédique des Lumières. Le résultat est très réussi et se présente à la fois comme un roman plaisant à lire, mais aussi comme un ensemble de connaissances et de références, et enfin comme un livre engagé, de façon plus oblique que les précédents livres d’Emmanuel Dongala

 

Emmanuel Dongala

La Sonate à Bridgetower

Actes Sud

2017, 333 p., 22,50 €