En décembre 2016, Jean-Philippe Pierron publiait Paul Ricoeur : Philosopher à son école (Vrin). Au lendemain de la victoire du candidat d’En Marche !, qui fut l’assistant éditorial du philosophe pour la publication de La Mémoire, l’histoire l’oubli (1999), il revient sur ce qu’a pu être une éthique ricœurienne du gouvernement ; et sur l’écho qu’on peut en entendre dans les discours de celui qui sera peut-être le huitième Président de la Ve République.

 

    

 

« Etrange paradoxe dans lequel les sociétés avancées se trouvent aujourd’hui enfermées : d’une part, c’est pour survivre que les nations modernes doivent entrer dans la compétition technologique ; mais, dans cette mesure même, elles se livrent à l’action dissolvante exercée par la technologie devenue souveraine sur le noyau éthico-politique de ces sociétés. L’homme des sociétés industrielles avancées, placé au carrefour de l’économique et du politique, souffre de la contradiction entre la logique de l’industrialisation et la vieille rationalité relevant de l’expérience politique des peuples. »

(Paul Ricœur, « Ethique et politique », Esprit, 1985.)

 

Si les relations entre Paul Ricœur et Michel Rocard, établies sur fond de protestantisme, mais aussi sur un sens de l’engagement intellectuel approfondi pour éclairer l’engagement politique, sont bien documentées, les relations entre Paul Ricœur et Emmanuel Macron restent moins connues   , ce dernier revendiquant pourtant expressément cet héritage. Il ne craint pas de dire, par exemple, « C’est Ricœur qui m’a poussé à faire de la politique parce que lui-même ne l’avait pas fait »   . Il est bien difficile de déterminer si cette revendication est de l’ordre de l’instrumentalisation, de la stratégie de communication servant un facteur différenciant dans « l’offre politique » ou d’une référence fondatrice ayant trouvé dans Ricœur un « éducateur politique ». La question est pourtant bien là : comment forme-t-on le politique ?

Vieille question que posait déjà Platon et qui ne cesse de revenir aujourd’hui, à l’heure où le personnel politique, alors qu’il s’agit d’action politique, passe par le moule de « science politique ». Compte tenu des propos d’Emmanuel Macron, prononcés bien avant même le projet de se présenter à l’élection présidentielle, nous prendrons ici au sérieux cette référence, comme allant au-delà d’un effet d’affichage. Nous ne chercherons toutefois pas à voir si Macron fait un programme politique ricœurien, mais plutôt, à entendre en quoi les thèmes philosophiques développés par Ricœur peuvent éclairer, voire critiquer, le projet et l’action politique que veut mettre en œuvre celui-là.

 

Conviction et responsabilité

Pour penser les relations entre Emmanuel Macron, le politique, et Paul Ricœur, le philosophe, nous pourrions reprendre la distinction que proposait Max Weber dans sa célèbre conférence sur « La politique comme vocation ». Dans cet esprit, Ricœur serait alors l’homme de l’éthique de la conviction, qui n’a cessé de rechercher l’excellence du préférable, conçu comme une visée de la vie bonne dans des institutions justes. Macron, quant à lui, serait l’homme d’une éthique de la responsabilité, comprise comme le sens du réalisable, dans un contexte historique donné sans céder à la facilité d’un recours à l’extrême et à la violence. En l’occurrence, ce contexte historique de la France du début du XXIe siècle est marqué par un pluralisme des valeurs, le poids redoutable d’un économisme mondialisé et financiarisé (dont vient aussi Macron comme banquier d’affaires) réduisant les marges d’initiatives du politique et appauvrissant le sens du travail réduit à une activité (ou même une absence d’activités dans le cas du chômage de masse) et enfin par une redéfinition des identités culturelles.

Ce contexte, la citation que nous avons donnée ci-dessus l’annonçait déjà, expliquant qu’il soit devenu difficile de croire, pour nos contemporains, que la politique puisse être autre chose qu’une gestion, « une bonne nouvelle ». Mais il faut nuancer cet écartèlement. Il serait sans doute plus juste de dire que, plutôt que d’opposer conviction à responsabilité, ce qui ouvre très souvent soit à l’idéalisme de la visée jugée inaccessible, soit au cynisme d’un réalisme pragmatique et brutal (« on ne fait d’omelette sans casser des œufs ») qui désabuse du politique, tous deux ont tenté d’investir la croisée de la conviction et de la responsabilité. Ricœur a osé s’engager dans certaines causes (la paix, l’université, la justice) ; Macron dit vouloir encore tenir et faire vivre l’éthique et la politique de façon à ce qu’elles se fécondent mutuellement.

Ceci amène à plusieurs observations. La première concerne les relations qu’entretiennent les politiques et la vie intellectuelle en France   . Dans les grands Etats modernes, la place faite aux techniques d’administration (les grands corps d’Etat) incite à penser la formation du personnel politique dans les mots de la technique, de la gestion et de l’expertise. D’où les mots proliférants aujourd’hui de technocratie, d’expertocratie ou de gestion, qui saturent « l’action politique » désormais très formatée par le profilage de l’Ecole nationale d’administration dont Emmanuel Macron est lui-même issu. La rationalité des moyens (rôle des fonctionnaires et des experts) semble y prendre le pas sur la rationalité des fins (le sens et la fin du politique ; les relations entre éthique et politique) dirait Ricœur. Aussi, revendiquer une référence intellectuelle, en l’occurrence philosophique, dénote dans ce cadre ; du moins si cette revendication n’est pas qu’instrumentale. Elle redonne une place à la dimension de réflexion, de mise en perspective, d’explicitation des fins du politique, de l’examen des croisements entre éthique, politique et économique, de distance à l’égard de l’idéologie de l’expertise. D’une certaine façon, il se redéfinit là les liens entre les politiques et la culture, les politique et l’intellectuel que j’ose dire réjouissants, alors que le politique est devenu souvent un professionnel de la politique réduite à une technique ou à une gestion ; et où le sens du gouverner est épuisé dans la méthode de la gouvernance.

 

L’idée et l’idéologie

La seconde observation porte sur un risque de confusion des genres : les liens du philosophe et du politique ne sont pas des liens de subordination mutuels, et ils sont loin du rêve/cauchemar du philosophe-roi. La route n’est pas droite qui va de l’homme du concept à l’homme du gouvernement. De l’idée au programme, il est tout un processus de traduction, de médiation dans le langage, les institutions, qui relève non de la technique mais de l’art politique. Il interroge comment on passe de la pureté de l’idée à la complexité mobilisatrice de l’idéologie, au sens positif que peut avoir ce terme. Il faudrait ici, par exemple, une longue exégèse pour montrer comment Macron, assistant éditorial de Ricœur sur le livre La Mémoire, l’histoire l’oubli en 1999, a traduit les idées de ce dernier en programme. Dans cet ouvrage, Ricœur réfléchissant sur le travail de mémoire, distinguait entre la mémoire travaillée par l’historien et la mémoire occultée et manipulée par le politique. Lorsque les déclarations du candidat Macron en campagne électorale, en Algérie, parle de colonisation et un peu plus tard affirme qu’il n’y a pas de « culture française », au sens d’une conception substantielle, mais plutôt une conception narrative du roman français, se souvient-il de ses lectures ?

Enfin troisième observation, liée à ce qui précède, il me semble que le fondateur du « mouvement en marche », qui n’est pas présenté comme un parti, et qui refuse de se penser comme un parti – d’où la difficulté de le situer dans le débat public – tient à la remise en question de la constitution des partis politiques devenus partis de gouvernement. Ces derniers ont fini par oublier leur charge d’animer la discussion de la pluralité ; mais également, ils négligent les formes nouvelles de la pluralité politique : les collectifs plutôt que les associations, les réseaux sociaux et ce nouvel espace public qu’est l’internet, etc. On songe alors à ce propos de Ricœur : « l’Etat de droit, en ce sens, est l’Etat de la libre discussion organisée ; c’est par rapport à cet idéal de libre discussion que se justifie la pluralité des partis ; du moins celle-ci est-elle, pour les sociétés industrielles avancées, l’instrument le moins inadapté à cette régulation des conflits   . »

 

Gouverner « en même temps »

Pour une oreille ricoeurienne, c’est sans doute la rhétorique du « En même temps » chère à Macron qui est la plus sensible, sinon la plus semblable. Ricœur, dans sa méthode philosophique, n’a cessé de vouloir remplacer le dilemme, qui sépare et oppose, par la dialectique, qui relie, fusse dans le conflit. La dialectique n’est pas au service de la grande synthèse gouvernementale autoritaire – la synthèse est toujours gouvernementale, disait Proudhon – parce que chez Ricœur, la dialectique est toujours à synthèse ajournée, en raison de la complexité des situations et du tragique de l’histoire avec lesquels il faut composer. C’est pourquoi la politique demeure un processus, et non l’application de procédures. Aussi lorsque Macron dit « en même temps », ce n’est ni une facilité de langage, ni même un tic, mais c’est assumer le caractère tensionnel du réel avec lequel le politique doit composer : libérer le travail et protéger les plus fragile ; être fier de la France et relancer la construction européenne, etc.

Mais peut être que pour une oreille ricoeurienne, ce qui pourrait dissoner dans le propos de Macron, c’est l’hypertrophie de la place faite à l’économie – et avec elle, à l’économisme très peu social et solidaire, car il ne dit pas grand-chose sur la justice fiscale et sur le rôle des entreprises multinationales. Elle semble, pour l’ancien ministre de l’économie, avoir absorbé l’essentiel du propos relatif à la construction du monde commun en raison d’une substantialisation des lois de l’économie, voire de leur réification dans une idéologie – celle de la croissance, faisant de l’économie la nouvelle science de l’action ! (Après le réalisme socialiste…) Et c’est aussi l’oubli que la politique est précisément, pour Ricœur, une tension entre le souci de la réforme et l’exigence de la révolution.

Pour le dire autrement, il y a dans la politique un réalisme gestionnaire qui doit se concentrer sur l’épaisseur tensionnelle du contexte, nous l’avons dit. Mais il y a également dans le politique une dimension d’attente, d’idéal régulateur, d’ouverture imageante. Cette ouverture d’un tiers espace utopique où il est possible de rêver autrement le monde, d’anticiper en imaginant d’autres possibles et d’autres manières de penser la place des hommes avec les autres êtres et la nature, Benoît Hamon l’a porté un moment dans cette campagne. Il y a une fonction positive de l’utopie pour Ricœur, mais il y un grand silence de Macron sur les liens entre imagination et politique, dont la question écologique, dans son retentissement social et économique, est aujourd’hui un des défis. L’auteur de L’idéologie et de l‘utopie pourrait sans doute demander comment elles se dialectisent chez Macron ; à moins qu’elles ne deviennent un dilemme ?

 

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