La littérature fournit de nombreuses pistes de réflexion philosophiques. En voici une : la notion de cycle.

À l’énoncé de la notion de cycle, à propos des romans, donc de cycles romanesques, nul ne peut éviter de songer, à des titres divers, à Honoré de Balzac (La Comédie humaine) ou à Émile Zola (Les Rougon-Macquart), même si ces auteurs n’utilisent pas ce terme pour désigner leurs œuvres. Encore faut-il disposer d’un concept propre à rendre compte de ce qu’est précisément la forme d’un cycle, ainsi que la manière dont il est ou ils sont constitués. Un cycle romanesque ne peut se caractériser par la seule masse textuelle, pas plus que par la prolifération des ouvrages publiés par un auteur. Il y faut à la fois des ouvrages qui résonnent les uns par rapport aux autres, et la production d’un effet de monde, au sens où on parle du « monde de Balzac » ou de celui de Zola. Ce monde doit être construit, agencé, structuré de telle sorte que la masse de textes ne demeure pas amorphe.

C’est pour nous l’intérêt de cet ouvrage : selon son cours propres, littéraire, il offre, sous la forme d’une thèse publiée, des réflexions nombreuses sur l’agencement, la continuité, l’unité et la totalité. Bref, tous les ingrédients d’une pensée du cycle. La littérature nous aide ainsi à apprendre à philosopher.

Définition

On doit à cet auteur, maître de conférences en littérature française à l’ENS, un essai de définition qui mérite qu’on s’y arrête. Il ne se borne pas à rappeler que l’idée de cycle renvoie à l’idée d’une œuvre circulaire, close, fondée sur une conception cyclique du temps, etc., en vertu de l’étymologie. Il envisage le cycle (ici plutôt autographe, c’est-à-dire d’un même auteur) – qui n’est ni la série (comme on en trouve dans la littérature panoramique des années 1830-1840, offrant des tableaux de la vie sociale), ni la suite ou la séquence, ni la somme et le roman-fleuve – comme le résultat d’une dynamique de mise en relation de textes autonomes les uns avec les autres, et donc comme l’effet de relations cycliques –, ce qui, évidemment, pose aux écrivains le problème délicat de la fin de chaque roman, laquelle doit à la fois fermer un épisode et rester ouverte pour le cycle. Il n’hésite pas à se réclamer de Gérard Genette qui, en son temps, parlait de transtextualité – un texte en relation avec d’autres textes – à propos des cycles romanesques.

Néanmoins, l’auteur dépasse la thèse de Genette. Il étend la transtextualité en précisant que dans un cycle le texte n’ouvre sur d’autres textes que pour mieux instaurer une nouvelle clôture, à un niveau supérieur. Cela implique un paradoxe du cycle : ouvert et fermé, transcendant et immanent. Ce qui aboutit à la définition suivante : le cycle est une immanence textuelle constituée par la transcendance textuelle. Le cycle est donc à la fois un et pluriel, mais surtout il vise la totalité. Ce qui permet à l’auteur d’inventer un nouveau terme : l’holotextualité (le grec holos indiquant que la relation cyclique construit des totalités, ici textuelles).

Pour autant, le risque de tous les essais de définition reste le même : clore la recherche en étant trop restrictive. Aussi déclare-t-il ne pas vouloir s’enfermer dans la définition courante du cycle, souvent trop proche de la notion de système. Bonne remarque, pour tous ceux qui ne cessent de figer les choses.

Extension

Au passage, il n’échappe pas à l’auteur, en premier lieu, que son étude littéraire pourrait servir à d’autres genres artistiques : les cycles de poèmes, de pièces de théâtre, de films ou d’œuvres picturales.

En deuxième lieu, il devient nécessaire d’examiner le rapport entre le cycle et le fragment. La discussion s’impose du fait que beaucoup confondent la perspective de l’unité (qui serait celle d’un cycle) avec celle de la clôture, de la cohérence et de sa structure. Outre des dysfonctionnements internes aux cycles, il importe de prendre au sérieux la déconstruction de l’idée même d’unité, laquelle permet de brouiller l’apparente solidité unitaire du texte.

En troisième lieu, l’auteur se voit contraint de borner son étude. Elle commence donc avec Potocki, le Manuscrit trouvé à Saragosse (frontière entre roman et cycle), et se poursuit au-delà de Balzac par ses héritiers (Dumas et Zola), puis s’achève dans le travail de Volodine. Évidemment, suggère l’auteur, les recherches pourraient s’étendre au xxe siècle en son entier. Mais il n’est pas question dans son ouvrage de dresser un panorama complet de la question dans sa version littéraire. La preuve en est que les cycles romanesques publiés par des femmes ne sont même pas mentionnés (Sand, Colette).

Les passerelles entre romans

Techniquement, il existe, montre-t-il, trois types de passerelles entre les romans d’un cycle. La plus connue est le retour des personnages, elle est la plus utilisée, et peut se muer en retours des lieux, des événements, etc. Le deuxième type est conçu à partir des cohérences dans les énoncés narratifs. Le troisième relève des enchâssements internes aux différents romans.

Concernant le premier type, de nombreuses questions se posent : doit-on se focaliser sur la seule réapparition du même personnage, ou ce personnage doit-il prendre part plusieurs fois à une action dans des œuvres différentes ? Cela étant n’imaginons pas que les traits d’un personnage soient constants dans un même cycle. Déplacés parfois de manière infime, ces traits permettent d’affirmer que l’unification d’un personnage, à travers plusieurs romans, est plus nominale que de contenu. Il faut absolument observer les variations construites par un auteur pour comprendre comment un personnage peut passer d’un roman à un autre, en provoquant un effet d’identité. Mais dans d’autres cas, Balzac par exemple, ce sont de véritables décentrements qui sont exposés. Cet écrivain joue donc plus fortement sur la variété des degrés de présence des personnages qui passent d’un roman à l’autre (avant-plan, arrière-plan, évocation, pseudonyme). Encore faut-il remarquer que dans les romans dits « post-exotiques » de Volodine, le propos est délibérément anti-retour des personnages, même si cet auteur a bien la volonté de construire un cycle et s’il utilise fréquemment des homonymies.

La notion de monde – dans la mesure où elle donne au cycle une cohérence maximale – comporte aussi quelques difficultés d’application. Les lieux et les temps, comme les villes qui peuplent ces mondes, peuvent aussi paraître plusieurs fois dans un cycle. La fiction permet ces faisceaux de détails qui donnent au cycle une certaine unité. Ces mondes peuvent comporter des références réelles (pays, événements), mais c’est tout de même leur composition globale qui importe. Ce sont aussi des mondes qui ont des caractéristiques fortes, afin de laisser place à la démonstration que veut devenir tel ou tel personnage central. Traversés de guerres, de paix, de conflits ou de plénitudes, ces mondes dans lesquels évoluent les personnages prêtent leurs potentiels à des amours et des trahisons, des errances et des désillusions, des déplacements et des évolutions, comme ils permettent des parallèles entre histoire politique et histoire privée. L’auteur dresse ainsi des tableaux de cohésion qu’il est bon de consulter, pour Dumas par exemple.

La langue

Les références culturelles dans un cycle méritent aussi d’être analysées dans la mesure où elles permettent aux cycles de se construire, et évidemment aux individus de passer pour autre chose qu’une simple collection d’individus. De même, les procédés narratifs et stylistiques ne sont jamais neutres, d’ailleurs ils ne peuvent l’être puisqu’ils donnent lieu aux réseaux de répartition des personnages. Chaque écrivain, sur ce plan, a construit ses règles. Si Balzac est plutôt labyrinthique, Zola est plutôt partisan d’un principe de rotation (un roman, un personnage, le nom de famille seul étant partagé). Esthétiquement, Zola compare son cycle à un grand livre divisé en chapitres, comme Balzac. Mais la comparaison, montre l’auteur, n’a pas le même sens chez ces deux auteurs. Un chapitre de Balzac n’est pas un chapitre de Zola. Là où Balzac se fie peu aux divisions en chapitres, ou bien les utilise de manière feuilletonnesque, Zola adopte des unités extrêmement construites et régulières, qui déterminent à la fois un rythme et une composition.

Si l’on ajoute aux écrivains cités bien d’autres dont cet ouvrage fait l’étude (Giono, Céline, Aragon, Robbe-Grillet, Simon, par exemple, l’auteur suggérant d’autres études possibles sur des cas divers : Sue, Mauriac, Duras… – tiens ! répétons-le, pas de femmes ? Sand, Colette ?), on voit bien comment les procédés de construction varient, la tension généalogique n’étant d’ailleurs pas souveraine (il est vrai que les Rougon-Macquart constituent une famille originellement divisée en deux branches). Le titre donné au cycle est non moins important. C’est aussi lui qui confère son unité à l’ensemble. Le titre n’a jamais une signification inerte. C’est même, montre l’auteur, un énoncé problématique, qui lui a permis de proposer une typologie des formes de cycles, en déterminant des critères de définition et des paramètres de description.

L’histoire

Une partie de ce travail contribue aussi à rendre compte de l’histoire des cycles. Elle examine le cycle troyen (obligeant à analyser le rapport entre cycle et épopée), les cycles épiques au xixe siècle, puis s’aventure dans une enquête sur la désagrégation du modèle épique (le roman-fleuve), pour mieux revenir sur la persistance du cycle après 1945.

Mais ce qui peut pousser à lire l’ouvrage, en dehors de l’acquisition de compétences littéraires ou de participation à des discussions scientifico-littéraires, c’est cette idée de cycle et les développements qu’elle permet. Surtout l’auteur se garde bien de rechercher une règle générale et unique à imposer à tout écrivain qui souhaiterait rédiger des ouvrages sous forme de cycle. Il reconnaît la complexité des structures qu’il examine. Et d’ailleurs la plupart des cycles combinent plusieurs procédés