Le 20 mars disparaissait Robert Silvers, fondateur de la New York Review of Books, qui a profondément inspiré la création de Nonfiction en 2007.

 

 

Avec la mort de Robert Silvers, disparu le 20 mars, on peut dire que c’est la communauté intellectuelle mondiale tout entière qui est en deuil. En effet, c’est avant tout grâce à lui que la New York Review of Books est devenue ce qu’elle est : le plus remarquable, le plus influent, le plus ouvert des magazines culturels publiés aujourd’hui. Et s’il faut espérer que la Review continuera, tant elle joue un rôle irremplaçable, et que la situation actuelle de l’Amérique rend encore plus précieux, elle ne sera plus tout à fait ce qu’elle a été, maintenant que presque tous ses créateurs nous ont quittés.

Pourtant, rien ne prédisposait a priori ce New-Yorkais d’origine, né le 31 décembre 1929 dans une petite ville de Long Island, à tenir les rênes d’une grande revue intellectuelle. Après de brillantes études à l’Université de Chicago, il était entré à l’école de droit de Yale, mais sans terminer son diplôme. Le tournant est venu en 1952 lorsque, militaire, il s’est retrouvé en poste à Paris, où, deux ans plus tard, il était recruté par George Plimpton, rédacteur en chef de la toute nouvelle Paris Review, pour être son principal collaborateur. En 1959, il rejoignait l’équipe du vénérable Harper’s Magazine, la plus ancienne revue littéraire d’Amérique. C’est dans ses colonnes que la redoutable essayiste Elizabeth Hardwick (1916-2007) publiait, la même année, un essai fameux où elle fustigeait la piètre qualité de la critique des livres dans l’Amérique de l’époque. De là à lancer une nouvelle revue, sur le modèle du Times Literary Supplement londonien, il n’y avait qu’un pas, et ce pas était franchi en 1963 avec la création de la New York Review of Books. Outre Silvers et Hardwick, les fondateurs en étaient le poète Robert Lowell (1917-1977), époux de cette dernière, et un autre couple, l’éditeur Jason Epstein (né en 1928) et sa femme Barbara (1928-2006), laquelle allait assumer jusqu’à sa mort, en tandem avec Robert Silvers, la responsabilité quotidienne de la revue.

Le mot quotidien est bien celui qui convient pour décrire le rôle de Robert Silvers à la Review. Jusqu’à l’extrême fin de sa vie, il était le premier dans ses bureaux, et les quittait souvent à une heure avancée, ce qui ne l’empêchait pas de dîner en ville, où sa compagnie était on ne peut plus prisée, d’aller voir des expositions et de se rendre au concert et à l’opéra. Sa culture était immense et encyclopédique. Il était capable d’attirer votre attention sur un article peu connu que vous aviez « oublié » dans votre livre, mais il le faisait discrètement, car son tact était à la mesure de ses exigences intellectuelles. Tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui ne tarissent pas d’éloges sur son ouverture d’esprit, sa générosité, sa curiosité d’esprit sans cesse en éveil. N’étant pas lui-même écrivain — sa production se limite essentiellement à des anthologies d’articles de la Review —, il possédait un don de sympathie intellectuelle qui lui permettait de se couler, souvent mieux que l’auteur lui-même, dans le style et dans la pensée de contributeurs extraordinairement divers. C’est lui qui a su s’attirer la collaboration de personnalités aussi diverses qu’Isaiah Berlin, Charles Rosen, ou V.S. Naipaul — mais la liste, sans rivale aux vingtième et vingt-et-unième siècle, pourrait être allongée indéfiniment. C’est à son initiative que Mary McCarthy est partie en reportage à Saïgon et à Hanoï en pleine guerre du Vietnam ; et c’est dans la Review que George Kennan, grande figure de la diplomatie américaine de l’époque de la guerre froide, a publié sa fameuse dénonciation de la culture populaire américaine. Voir votre livre recensé dans la Review était un privilège et un honneur. Être invité à y écrire n’était pas un privilège moins convoité, notamment par les universitaires, d’autant plus peut-être que la Review, malgré sa rigueur et son sérieux, n’était pas, ni ne se voulait, une revue universitaire. Ce que Robert Silvers avait en sainte horreur, c’est le jargon universitaire dont la prétention dissimule la banalité ou la fausseté des idées.

L’opposition à la guerre du Vietnam a marqué un tournant important, en donnant à la Review un rôle politique auquel elle n’était pas primitivement destinée. Certes, ses fondateurs appartenaient tous à la gauche non-communiste qui s’était définie, dès la fin des années quarante, par opposition tant aux « compagnons de route » temporairement aveuglés par la propagande stalinienne qu’aux chasseurs de sorcières de l’Amérique maccarthyste. Robert Silvers lui-même avait traduit, en 1960, La Gangrène, témoignage de sept Algériens torturés par la police française. À partir de la guerre du Vietnam, la Review, sous son impulsion, un acteur capital du débat politique américain. Comme le soulignait en 2004 le politoloque Stanley Hoffmann, c’est à l’honneur de la Review que d’avoir su compenser, par son rôle d’opposant, la faiblesse des grands médias américains. On l’a vu au cours des mois précédant l’intervention américaine en Irak, où le New York Times même est tombé dans le piège, et où la Review n’a cessé de dénoncer les mensonges de la propagande gouvernementale. L’autocensure n’était pas le fort de Robert Silvers.

La New York Review of Books et le New York Times n’ont jamais eu des rapports confortables. La Review avait, après tout, été créée en partie dans le but de contrer ce que ses fondateurs percevaient comme la médiocrité de la New York Times Book Review. Cette méfiance n’a jamais disparu, comme le montrent les quelques piques dont est émaillée la nécrologie parue dans le Times le jour de la mort de Robert Silvers. Quant au Times Literary Supplement, modèle avoué de la Review, ce n’est pas lui faire injure que de constater que pour des raisons évidentes (son rattachement à un grand quotidien, comme la Book Review au Times) il ne pouvait guère s’élever au degré d’indépendance et à la portée politique de la Review. Il est d’ailleurs révélateur du prestige de cette dernière dans le monde anglophone que la London Review of Books, créée par Karl Miller en 1979, montrait par son titre même que son modèle, que malgré ses mérites elle n’a jamais pu égaler, était, contre le TLS cette fois, la Review d’outre-Atlantique.

Une aussi forte personnalité que Robert Silvers ne saurait avoir de successeur. Celui ou celle qui sera appelé par le publisher de la Review à en prendre la responsabilité aura le redoutable honneur de marcher dans les pas de l’une des grandes personnalités de toute l’histoire de la critique.