Les relations internationales contemporaines vues à travers le prisme des menus des banquets officiels, par un journaliste japonais féru d’œnologie.

Les correspondants des journaux japonais à l’étranger développent souvent une passion singulière. Tel journaliste économique est un habitué des sommets du G8, dont il n’a pas manqué une rencontre depuis la première réunion à Rambouillet en 1975, et sur lesquels il a rassemblé une quantité de détails et d’anecdotes qui nourrissent articles et ouvrages spécialisés. Tel autre chroniqueur suit avec ferveur les coupes du monde de football, dont il fait une clé de lecture des relations internationales, et participe à l’éducation d’un public dont l’engouement pour ce sport ne se dément pas depuis la coupe de 2002 organisée conjointement par le Japon et la Corée du Sud. Megumi Nishikawa, qui fut correspondant du journal Mainichi à Paris de 1986 à 1993, se passionne pour les arts de la table et plus précisément pour les banquets officiels organisés à l’occasion des visites d’État ou des sommets internationaux. Après avoir consacré en 1996 un ouvrage à La Table de l’Élysée, il a publié en 2007 un essai intitulé Vin et diplomatie dans lequel il énumère les menus et les listes de vins servis à l’occasion des grandes rencontres diplomatiques de ces dix dernières années. Que l’on ne s’y trompe pas : cet ouvrage, pas plus que celui qui l’a précédé, n’est ni un manuel de protocole, ni un recueil de chroniques gastronomiques et encore moins un nouveau guide Pudlo. Le sujet qui intéresse l’auteur est bien les relations diplomatiques entre les États, et les menus des banquets officiels ne figurent que parce qu’ils constituent un instrument de la diplomatie en même temps qu’un révélateur des relations d’État à État.


Le choix du vin

Différents facteurs entrent en ligne de compte pour le choix d’un vin lors d’un dîner officiel. Certains critères sont proprement œnologiques et ont trait aux qualités intrinsèques du vin (le bouquet, la robe, l’arôme), ainsi qu’à l’harmonie établie avec le plat servi. Rares sont les plats qui ne se marient pas avec quelque grand cru, et le vin est désormais présent sur toutes les tables diplomatiques, à l’exception notable des pays musulmans. Vins et champagne se marient même avec la cuisine japonaise ou avec la cuisine chinoise et accompagnent les banquets servis à Tokyo ou à Pékin. Le Gaimushô, ministère japonais des affaires étrangères, a d’ailleurs pris récemment la décision de servir du vin produit au Japon, dans les provinces de Yamanashi et de Nagano, à l’occasion des réceptions organisées dans certaines de ses ambassades. Son homologue chinois, le Waijiaobu, fait de même avec des vins locaux fabriqués aux standards occidentaux. Grand importateur de vin, la Chine est également le sixième producteur mondial après l’Australie. Vins et alcools légers ont désormais remplacé les alcools de type baijiu, distillés à plus de 40°, qui étaient servis à la table de Mao Zedong ou de Zhou Enlai et qui, après quelques toasts et libations, plongeaient leurs hôtes occidentaux dans un état de torpeur hébétée. Le banquet chinois, composé traditionnellement de six plats ou plus, a lui aussi été réduit à la formule des "quatre plats et une soupe" (sicai yitang).

Mais le choix du vin, de même que la composition du menu, ont également pour objectif de faire passer des messages politiques, que les services du protocole et les observateurs informés s’emploient à décrypter. Le prestige du cru et la qualité du millésime sont les premiers éléments à évaluer : ils sont fonction de l’importance que l’hôte souhaite donner à la rencontre. Le choix d’honorer l’invité avec un très grand cru, ou au contraire de lui servir un vin de moindre rang, constitue une décision de nature politique. Lorsque le premier ministre japonais Tsutomu Hata visita la France en mai 1994, il se vit servir un Côtes de Provence pour accompagner le filet de canard à l’orange : notre chroniqueur y voit une marque de désintérêt à l’égard d’un premier ministre de transition qui, effectivement, ne resta que quelques semaines à la tête du gouvernement. A l’inverse, l’auteur rapporte que lorsque l’intendant de l’Élysée se permit d’exprimer ses réserves au regard du choix de vins particulièrement coûteux pour honorer la reine d’Angleterre venue célébrer à Paris le centième anniversaire de l’entente cordiale, il se vit vertement rabrouer par Bernadette Chirac, qui lui rappela qu’elle et son mari étaient seuls juges de la façon de recevoir leurs hôtes. Il est vrai que pour un banquet de 240 couverts, et à raison d’une bouteille pour trois convives, le choix d’un Mouton Rothschild 1988, d’un château d’Yquem 1990 et d’un Don Pérignon millésimé durent peser sur les finances de l’Élysée…

Le choix du vin ne dépend pas uniquement de considérations gastronomiques ou pécuniaires. Une bouteille est un symbole destiné à marquer un événement en ajoutant une touche historique ou culturelle à laquelle les hôtes étrangers pourront être sensibles. Le millésime 1989, tout désigné pour célébrer les fêtes républicaines placées sous le signe de l’héritage de la Révolution française, sert également à rappeler en diverses circonstances la date de la chute du mur de Berlin. Les banquets franco-allemands sont régulièrement arrosés de Corton-Charlemagne, grand Bourgogne blanc de la Côte de Beaune qui se marie bien avec les entrées mais également clin d’œil à l’empereur carolingien qui installa sa capitale à Aix-la-Chapelle. Plus exotique, le roi Bhumibol de Thaïlande sert régulièrement à sa table du Cos d’Estournel, grand cru classé de Saint-Estèphe dont les chais sont surmontés de pagodes orientales qui figurent également sur l’étiquette des bouteilles millésimées. Les vins servis à la Maison Blanche rappellent le caractère multiethnique de la nation américaine : George W. Bush servit un vin appelé Mi Sueño ("mon rêve", propriété de l’ancien ouvrier agricole Rolando Herrera) à son hôte mexicain Vincente Fox, au début de septembre 2001 ; un cru Mitsuko (du nom de l’épouse japonaise du propriétaire du Clos Pegase dans la Napa Valley) au premier ministre japonais Jun-ichirô Koizumi en juin 2006 ; et un vin du vignoble Stag’s Leap fondé par Warren Winiarski (en polonais : "fils de vigneron") pour la visite d’État du président de Pologne Aleksander Kwasniewski en juillet 2002. Les Européens ne sont pas en reste : lors de la cérémonie marquant l’élargissement de l’Union européenne à dix nouveaux membres le 1er mai 2004, la présidence irlandaise, pays dépourvu de tradition viticole, choisit de servir un Château Lynch-Bages et du vin blanc de Slovénie. Le premier doit son nom à John Lynch, noble irlandais qui trouva refuge à Bordeaux après la défaite de son roi James II contre l’Anglais William III en 1690. Quand à la Slovénie, l’Irlande choisit d’honorer un nouveau membre de l’Union européenne mais également de rappeler discrètement que le territoire du pays indépendant depuis 1991 fut peuplé dans l’antiquité par des peuples de race celte.


Diplomatie et gastronomie

Au-delà de l’anecdote, Megumi Nishikawa procède à une relecture des relations diplomatiques contemporaines au regard des banquets officiels. Sont tour à tour passés en revue les hauts et les bas de la relation franco-américaine, les visites à l’étranger des membres de la famille impériale japonaise, le rôle de la gastronomie dans la construction européenne et particulièrement dans les relations franco-allemandes, la diplomatie du Japon à l’égard de la Chine et de la Corée du Sud, et enfin les habitudes des services du protocole de la Maison Blanche, de la République populaire de Chine et de la Russie. Certains épisodes sont connus, même si leurs circonstances et leurs échos ultérieurs méritent d’être évoqués. En mars 2003, au plus fort de la crise irakienne, la cafétéria du Congrès des Etats-Unis prit la décision de renommer ses French fries en freedom fries pour marquer son hostilité aux positions défendues par la France aux Nations unies. Deux ans plus tard, le 21 février 2005, les frites figuraient au menu de l’entrevue à Bruxelles des présidents Bush et Chirac, décidés à tourner la page de la crise irakienne. Le lendemain, lors de son discours au siège de l’OTAN, George W. Bush reprenait la formule du prix Nobel de littérature Albert Camus selon lequel "la liberté est une course de fond" pour inviter les Européens à forger une nouvelle ère transatlantique. En avril 1999, la visite en France du président Hatami fut annulée à la dernière minute pour des questions de protocole : les Iraniens exigeaient que le vin disparaisse de la table du banquet officiel alors que l’Élysée, dont l’habitude est de servir des boissons non-alcoolisées à ses hôtes musulmans mais de maintenir le vin pour les convives français. La visite eut finalement lieu en octobre et le dîner fut remplacé par un thé à l’Élysée. Le protocole japonais fit moins de difficultés lors de la visite officielle à Tokyo du même Hatami en octobre 2000 : seuls des hommes étaient présents au banquet, et l’on ne servit pas d’alcool. 

Megumi Nishikawa nous fait également pénétrer dans les coulisses de certaines rencontres internationales. Le soixantième anniversaire des Nations unies en octobre 2005 fut un véritable casse-tête protocolaire : comment placer les 230 invités dont 80 monarques et chefs d’État, 45 Premiers ministres et autant de ministres des affaires étrangères et d’ambassadeurs accrédités auprès de l’institution ? Le plan de table, respectant un savant équilibre entre continents, langues, cultures et sensibilités politiques, fut le chef d’œuvre d’une carrière de diplomate, et une quarantaine d’interprètes polyglottes oeuvrèrent de table en table pour faciliter la communication entre convives. En 2006, le soixantième anniversaire du couronnement du roi Bhumibol de Thaïlande, dont le règne marque un record mondial de longévité, fut l’occasion de réjouissances nationales et les 28 autres souverains de la planète furent invités aux célébrations. L’ordre protocolaire respecta l’ancienneté de l’accession au trône de chaque monarque ; mais en raison des liens étroits unissant les familles royales des deux pays, le souverain du Brunei, au pouvoir depuis 39 ans, eut la préséance sur le roi du Tonga, qui arrivait second avec une longévité de 41 ans. L’empereur du Japon et son épouse l’impératrice Michiko bénéficièrent également d’égards particuliers. 


Diplomatie impériale

L’un des apports de ce livre est de lever en partie le voile sur le rôle diplomatique exercé par la famille impériale japonaise. Officiellement, l’empereur est le symbole de la nation japonaise et ne joue aucun rôle politique. Mais aux yeux des pays qui les accueillent, les visites du couple impérial, du prince héritier ou des autres membres de la famille impériale ont une signification qui dépasse les invocations traditionnelles à "l’amitié" ou au "rapprochement" entre les peuples. De fait, les déplacements à l’étranger de l’empereur marquent davantage la relation bilatérale du Japon avec le pays visité que les visites de Premiers ministres qui ne restent qu’un bref moment à la tête du gouvernement japonais et dont l’histoire retient à peine les noms. La "diplomatie de la maison impériale" (kôshitsu gaikô) s’inscrit également dans un temps plus long que celui du calendrier des relations politiques. Analysant les échanges entre maison impériale japonaise et famille royale marocaine, qui culminèrent avec la visite d’État au Japon du roi Mohammed VI en novembre 2005, l’auteur dévoile le rôle joué dans les coulisses par un ambassadeur en poste à Rabat après avoir exercé à l’Agence impériale, ou kunaichô, et qui pendant près de dix ans, s’est efforcé de construire une relation entre les deux institutions. La relation entre le Japon et la Thaïlande est également nourrie par les déplacements réguliers de l’empereur Akihito, qui s’est rendu dans le pays à six reprises lorsqu’il était prince héritier et deux fois depuis son accession au trône du chrysanthème. Les visites de l’empereur ont également pour fonction de panser les blessures nées de la seconde guerre mondiale et qui, soixante ans plus tard, ne sont toujours pas refermées. Les excuses formulées par l’empereur Akihito lors de la visite du président sud-coréen en 1990, puis lors de sa visite en Chine en 1992, eurent un poids au moins égal, voir supérieur, à celui des déclarations successives des premiers ministres japonais depuis le début des années quatre-vingt-dix. La visite du couple impérial aux Pays-Bas en mai 2000 permit également de présenter les excuses du Japon aux nombreuses familles envoyées en camp de travail par l’armée japonaise occupant les Indes néerlandaises, dont beaucoup périrent suite aux mauvais traitements infligés. Vin et diplomatie s’attarde sur cette visite en rappelant les moments émouvants qui marquèrent le déplacement du couple impérial et qui permirent de tourner définitivement la page de la guerre. Dans La Table de l’Élysée, l’auteur relate diverses anecdotes qui ont marqué la visite d’Etat au Japon du président Mitterrand en 1982 et l’entretien qu’il eut avec l’empereur Shôwa. Honorant de sa présence le dîner organisé à la résidence de l’ambassadeur à l’issue de la visite, l’empereur fredonna même avec les autres convives la mélodie du Temps des cerises, interprétée à la guitare par le chanteur Guy Béart que François Mitterrand avait invité dans sa délégation. Il est vrai que pour le public japonais, cette chanson française est davantage associée à la saison des cerisiers en fleurs qu’à l’épisode de la Commune de Paris.

Les ouvrages de Megumi Nishikawa apportent donc un éclairage original sur les relations internationales en mariant anecdote et analyse politique, gastronomie et diplomatie. Ils font mentir les propos de Georges Pompidou qui ironisait sur "l’exercice permanent de la tasse de thé et des petits gâteaux" des diplomates du quai d’Orsay. L’art de recevoir et la façon de traiter les hôtes étrangers font également partie du savoir-faire diplomatique...


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Crédit photo: Flickr.com/ 'Sam