Des innovations successives au XXème siècle, dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, ont donné naissance à des machines sonores permettant la création et la diffusion musicales : une histoire technique qui se subordonne à une récupération sociale peut-être inattendue par les inventeurs.

 

 

Si de nombreux inventeurs ont contribué à l’invention du téléphone, en les noms du français Charles Bourseul (1829 – 1912), de l’italien Antonio Meucci (1808 – 1889), de l’allemand Philipp Reis (1834 – 1874) et surtout de l’américain Elisha Gray (1835 – 1901), qui déposa un brevet le 14 février 1876 quelques heures avant que Graham Bell (1847 – 1922) ne dépose le sien, c’est bien l’ingénieur scotto-canadien que l’histoire retient comme père officiel du combiné. Cet appareil rend possible la conversion et la transmission du son en signal électrique sous l’effet des vibrations de la voix humaine, grâce à une membrane contenue entre deux électrodes qui transmet une variation de résistance et qui permet donc la transduction. La commercialisation du téléphone comme appareil communicationnel débute en 1877 aux États-Unis, et en 1879 en France. 

 

La révolution technique de l’« audion » 

En plaçant une grille entre l’anode et la cathode d’une diode à vide, le prolifique Lee de Forest (1873 - 1961) invente en 1906 la première triode, qu’il nomme « audion ». 

Ce dispositif permet l’amplification des signaux électriques et autorise ainsi des communications téléphoniques sur des distances allongées. Il crée en 1915 l’audion piano, premier instrument électronique de musique. C’est un oscillateur, les signaux électroniques engendrent des tonalités dont les hauteurs varient selon la tension. « Reliés aux touches d’un piano, les tubes à électrons se mettent à émettre, répondant aux gestes de l’interprète, des ondes sonores qui ont pour unique source le flux oscillant entre les électrodes de la lampe. » (Gallet, 2002 : 18-19).

L’audion piano marque ainsi le début de la lutherie électronique, qui commence véritablement dans les années vingt ; on peut citer l’Aetherophone, plus couramment appelé thérémine, de Léon Theremin (1896 - 1993) en 1919 ou encore les Ondes Martenot créées par Maurice Martenot (1898 - 1980) en 1928. À l’exception du thérémine, la plupart de ces instruments électroniques s’inscrivent alors dans une forme connue, celle d’un clavier de piano. Ainsi, du téléphone aux prémices de la lutherie électronique, on passe d’un appareil communicationnel qui convertit et transmet la voix en signal électrique à des instruments de musique permettant la génération du son à des fins créatives.

 

 

Fixer le son : une obsession laborieuse

Thomas Young (1773 - 1829) imagine en 1807 un procédé par lequel fixer des vibrations sonores sur du noir de fumée (pigment carbonique obtenu par la combustion partielle de matière organique riche en carbone). Scott de Martinville (1817 - 1879) réalise cette idée grâce au phonautographe, appareil permettant la transcription de vibrations sonores sur un cylindre enduit de « noir de lampe » (synonyme à noir de fumée). Il parvient à fixer une voix chantant Au clair de la lune en 1860, cependant l’appareil ne parvient pas à reproduir le son fixé. Ce procédé est donc sens unique, c’est à dire qu’il ne permet pas de re-sonoriser un phénomène passé, matériellement inscrit. En 1877, l’inventeur et poète Charles Cros (1842 - 1888) dépose un brevet pour le paléophone à l’Académie des sciences. Cet appareil inscrit au moyen d’une aiguille les vibrations du son dans de l’étain, censé en permettre la relecture. Toutefois, par manque de soutiens financiers, Cros ne pu jamais finaliser son projet. La même année, l’inventeur chevronné Thomas Edison (1847 - 1931) dépose un brevet pour un appareil qu’il nomme phonographe : c’est le premier appareil qui puisse reproduire le son inscrit sur un cylindre.

Dans un article publié en 1878, Edison annonce les dix usages qu’il prévoit pour son invention :

  • La lecture de lettre et toutes sortes de dictées
     
  • Des livres photographiques parlant aux aveugles
     
  • L'enseignement de l'élocution
     
  • La Musique
     
  • La conservation de paroles, des voix et des dernières paroles des mourants de la famille comme des grands hommes.
     
  • Des boites à musique, des jouets parlants...
     
  • Les horloges parlantes
     
  • La préservation de la langue par la reproduction
     
  • Objectifs pédagogiques tels que la préservation des instructions d'un enseignant 
     
  • La perfection ou l'avancement de l'art du téléphone par le phonographe, en faisant de cet instrument un auxiliaire dans la transmission des enregistrements permanents.

     

La musique n’apparaît alors qu’en quatrième position sur cette liste, qui envisage également l’usage du phonographe pour la création de livres audio pour les aveugles, la préservation des paroles des proches ou, dans d’autres finalités, celles des grands personnages historiques, de l’aide éducative, des rappels sonores dans les horloges, etc. 

 

L’appropriation sociale de l’invention : du son pour le loisir

La qualité du début du phonographe reste évidemment très sommaire et la durée de l’enregistrement est très courte. De plus, le cylindre a un caractère obsolescent, il devient inutilisable après quelques lectures. Les premières présentations du phonographe en Europe provoquent diverses réactions : si certaines mesurent déjà l’ampleur de la révolution qu’il est susceptible de porter, d’autres crient à l’imposture pensant avoir affaire à un vulgaire numéro de ventriloque. Edison prescrit à son invention des usages administratifs et pédagogiques, et désapprouve fortement son utilisation pour des activités de loisir. Emile Berliner (1851 – 1920) invente en 1887 le gramophone, lui assignant comme finalité de répondre à l’intérêt du grand public : il vise un marché de consommation culturelle et crée l’American Gramophon Company pour l’atteindre. Les premiers juke-boxes sont ainsi disposés dans les espaces publics au tournant du siècle, et l’usager, en insérant une pièce de monnaie, déclenche la lecture d’une chanson. De nombreux studios d’enregistrement voient le jour afin de répondre à la demande de ces supports de diffusion. L’amélioration de la qualité, ainsi que de la durée des enregistrements et du nombre de relectures possibles va croissant. L’industrie musicale se constitue et se centre autour de la commercialisation du disque. Elle capte dès lors une part grandissante des circuits de l’innovation et de la production technique des supports matériels de la musique commercialisée. Devant le succès que rencontre le gramophone, Edison pressent que l’usage de son invention va se concentrer sur la musique. Il repense alors les usages du phonographe et redéfinit la musique comme le principal d’entre eux.

 

Innovation technique, pratique sociale, commercialisation… et création artistique

L’écoute de musique enregistrée sur disque contribue beaucoup à redéfinir les rapports à la musique. « En effet, auparavant, l’expérience musicale passait avant tout par le jeu instrumental et l’écoute en concert. » (Maisonneuve, 2009 : 13). Ces changements ne sont pas le résultat naturel de l’insertion d’un objet technique dans la société. Si les objets techniques nous apparaissent le plus souvent comme donnés d’emblées, ils prennent sens dans un contexte précis à travers les usages qu’en font les acteurs et c’est pour cette raison qu’il est important de resituer leur invention en tant que medium culturel dans une perspective historique. L’industrie musicale ne se contentent pas de produire ces nouveaux supports d’enregistrements et d’écoute, elle produit également les discours qui vont en prescrire et en contextualiser l’usage, par un recours intensif à la publicité de leurs produits. Ces publicités constituent de véritables mises-en-scène publiques de l’usage de leurs propres produits, façonnant d’autant notre relation à ces nouveaux objets et équipements du quotidien.

La transmission et la génération du son, ainsi que sa fixation et sa répétition, permises par les différentes innovations technologiques du xixe et xxe siècles font l’objet de l’attention grandissante des compositeurs qui ne cessent de tenter de les apprivoiser dans les cadres de la création artistique. Certains d’entre eux imaginent les possibilités que leur offriraient de telles innovations avant même le développement de la lutherie électronique. Le Telharmonium ou Dynamophone, premier instrument électrique crée par Thaddeus Cahill (1867 – 1934) en 1905, inspire notamment le compositeur, pianiste et chef d’orchestre italien Ferruccio Busoni (1866 - 1924). Il publie en 1907 L’Esquisse d’une nouvelle théorie musicale, texte dans lequel il remet en cause les fondements classiques de la musique. Il conçoit ces fondements comme limitants pour la musique et prédit son émancipation par l’utilisation de machines.

 

La musique, le son et les premiers utilisateurs de machines sonores

En 1913, Luigi Russolo (1885 – 1947) artiste italien du mouvement futuriste et considéré comme le père de la musique brutiste écrit le manifeste L’Art des bruits. Pour lui, bien que certains compositeurs aient remis en question le système tonal, notamment par la recherche de la dissonance, leurs œuvres restent profondément ancrées dans cette tradition compositionnelle. Il déplore le manque de diversité des timbres disponibles dans les instruments qui composent les orchestres ainsi que la pauvreté de la notion de son musical. Selon lui il faut alors s’empresser d’élargir aux bruits : « cette évolution de la musique est parallèle à la multiplication grandissante des machines qui participent au travail humain » (Russolo, 2001 [1913] : 36). La richesse timbrale qu’il accorde aux bruits est donc indissociable de la considération des progrès techniques qui les produisent. Russolo créé des montages instrumentaux qui, encore loin des procédés électroniques, montrent son intérêt pour les machines, ou comme il les appelle, les « mécanismes spéciaux » afin de parvenir à cette nouvelle musique. 

Edgard Varèse, qui a été l’élève de Busoni, manifeste lui aussi un souci particulier pour les timbres. La grande difficulté à se procurer des instruments électroniques avant la deuxième Guerre Mondiale ne l’empêche pas de composer des pièces qui tendent vers l’affranchissement de tout référencement aux règles du système musical classique ; qu’il s’agisse des considérations harmoniques (hauteurs), de la structure, ou des rôles classiquement attribués aux instruments. Il les réalise en utilisant par exemple des sirènes de pompiers dans Ionisation en 1931, ou par une importance nouvelle accordée aux percussions dans l’orchestre, qui sont utilisées pour elles-mêmes. La structure de la pièce semble instable, laissant apparaître des interruptions et reprises brutales. Amériques (1921), révèle tout l’intérêt pour le son en lui même, notamment par la mise en valeur des fracas timbrals des cuivres. Ecuatorial (1934), contient deux thérémines, en faisant ainsi sa première pièce composée avec des instruments électroniques.

Busoni, Russolo et Varèse, à travers leurs écrits, aussi bien que par leurs œuvres musicales ont exprimé leur rejet du système musical qu’est la tonalité. Leurs travaux avant-gardistes ont visé à abattre les hiérarchies profondes instituées dans le système orchestral classique, entravant grandement, d’après eux, la création musicale. En faisant du son le principe compositionnel de base, ils ont contribué à retracer les limites de la notion de son musical en l’élargissant aux bruits et en redéfinissant du même coup la notion d’instrument de musique. Ils ont vu dans les innovations techniques et les premiers instruments électroniques les outils adéquats afin de manipuler la matière sonore. Ils ont participé à l’élaboration d’un nouveau langage musical, une musique de son plutôt qu’une musique de note. Pour toutes ces raisons, ils sont d’ordinaire présentés comme les précurseurs des musiques électroniques. Il convient de rappeler que d’autres compositeurs, tels que Schönberg, Debussy, Stravinsky ou encore Bartók, ont largement pris part à une remise en cause de l’hégémonie du système tonal. Le jazz a également joué un rôle non négligeable dans la remise en question de la musique telle qu’on la pensait alors. 

 

Pour aller plus loin :

Gallet, Bastien. 2002. Le boucher du prince Wen-Houei. Enquêtes sur les musiques électroniques, Paris, Musica Falsa.

Maisonneuve, Sophie. 2009. L’invention du disque 1877-1949, génèse de l’usage des medias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines.

Russolo, Luigi. 2001 [1913]. L’art des bruits, Lausanne, L’Âge d’homme (« Avant-gardes »).