Les individus modernes peuvent-ils faire société? L'universalisation de l'individualisme invite à ré-envisager les formes de communautés possibles.

N'en déplaise à Margaret Thatcher (« There is no such thing as society »), il semble que la société existe bel et bien : c'est en tout cas la thèse défendue par Stéphane Vibert qui aborde la société comme un tout à l'aune d'une « socioanthropologie holiste de la modernité politique »   . A travers cette approche méthodologique se pose la question des formes de communauté dont peut être capable une modernité marquée par « l'individuo-universalisme » ? Prenant à revers le paradigme de la post-modernité, qui fait rimer totalité et oppression, le chercheur de l'université d'Ottawa avance que la société prend forme et sens en tant que totalité partielle, cohérente et signifiante. Si l'enchainement des différents chapitres peut donner l'impression d'être parfois saccadé, le fil conducteur déploie une véritable topographie des « lieux de l'appartenance », prenant pour point de départ la société comme totalité (1), dans une critique des différents visages de l'individualisme moderne (2) qui laisse entrevoir les ambivalences du concept de communauté (3).

 

La société comme totalité

La saisie holiste de la société permet de tracer les contours de cet espace commun d'intelligibilité, de cette totalité signifiante qui varie dans le temps et l'espace, en fonction des modes formels de reproduction (Freitag) ou des ensembles hiérarchisés d'idées-valeurs (Dumont). Dans la lignée du « holisme structural » initié par le philosophe Vincent Descombes, ce « réalisme sociologique » appréhende la société comme un « universel concret », d'où émerge une visée de l'universel depuis une formation sociale donnée. Pour sortir de l'impasse entre holisme et individualisme, l'auteur mobilise des penseurs aussi éloignés que Freitag, Dumont, Elias ou encore Castoriadis afin de se demander comment les hommes peuvent faire société à l'épreuve de la modernité.

Le principal argument tient à l'inscription dans un espace symbolique par le biais des institutions   . La société, comprise comme « institution symbolique du social », qui pose ce qui vaut mais aussi ce qui est privé de sens ou de valeur, n'est pas pour autant hermétique au changement du fait de son « auto-altération continue » (Castoriadis), fruit de la division incessante entre ses pôles instituant et institué. L'approche socio-anthropologique présente l'avantage d'articuler le point de vue englobant du tout et l'épaisseur de la « chair du social » (Claude Lefort). Vivre dans une totalité cohérente, partielle   et signifiante (en ce qu'elle inspire le sens de la vie et de l'action) revient à s'inscrire dans « un système symbolique toujours déjà-là »   , sans qu'il soit possible pour aucun acteur de se représenter l'intégralité des valeurs et des significations qui en composent la texture.

Cet angle d'approche permet de faire ressortir les apories de l'individualisme comme phénomène caractéristique de la modernité. Aussi individualistes soient-elles, les sociétés contemporaines se structureraient d'abord comme un tout, au sommet duquel trônerait l'individu rationnel et moral. Il est rappelé qu'aucune société ne peut se réduire à une juxtaposition d'individus déliés, à moins de manquer « le rapport d'inhérence » de l'individu à la société, principe selon lequel les individus produisent tout autant les rapports sociaux qu'ils en sont les produits. Il n'y aurait donc de sujet que socialisé, en vertu de la précédence et de l'antécédence du social, ce qui fait que la société est toujours en excès sur les membres qui la composent. A distance des sociologies de la domination et du libre arbitre, il s'agit, au fond, d'interroger l'être du social, « le social étant une partie constitutive de l'être individuel empirique »   . Point aveugle de l'idéologie moderne, « la raison d'agir », « l'esprit objectif » qui oriente les manières de percevoir, d'être et d'agir, ne sont pas pour autant synonymes de clôture mais plutôt « conditions d'apparition du sens »   qui ouvrent le sujet au monde. C'est donc sous l'angle d'une critique de la modernité individualiste que Vibert aborde les courants libéraux, communautariens et républicanistes, partant du constat d'un oubli du social qui surgit à la lumière d'une perspective holiste.

 

Critique de la modernité individualiste

Dans le sens des critiques communautariennes du sujet libéral désengagé, l'auteur met en évidence l'illusion d'une vision décontextualisée et « hors-sol » qui imprègne tant le sens commun, les mentalités et discours contemporains. Néanmoins, si Charles Taylor, Michael Walzer ou Michael Sandel visent juste quant à la critique d'un pluralisme libéral hégémonique vis-à-vis des cultures minoritaires, les communautariens n'en resteraient pas moins prisonniers d'une espèce d'anti-holisme. La rationalité contextualiste d'un « sujet encastré », libre d'émettre des revendications identitaires multiples, ouvrirait la voie à une politique exclusivement multiculturaliste, se manifestant par une multiplication des demandes de reconnaissance qui situent sur un même plan des formes d'appartenances hétérogènes (politique, culturelle, religieuse, ethnique, sexuelle...). Ces « différences » de surface finiraient par tracer les contours d'une homogénéisation culturelle profonde, qui érige l'individu en valeur suprême. On retrouve un biais comparable parmi les théories républicanistes qui se traduit à la fois par un prisme ethnocentriste, qui finit par buter sur la nécessité d'une culture et d'un socle communs pour vivre ensemble et non pas côte à côte. Au fond, l'éloge justifié de la participation civique entre en contradiction avec une lecture procédurale de la démocratie et une vision libérale de l'individu comme monade.

Cette critique des multiples traductions de « l'idéologie moderne » revêt aussi une dimension épistémologique. Si le refus de l'essentialisme, qui repose sur l'exclusion d'un « Autre absolu, substantiel »   , justifie le rejet d'un universalisme ethnocentré, la déconstruction post-moderne n'est pas sans poser problème. Le geste qui consiste à désessentialiser à l'infini les identités présente le risque symétrique d'une dilution de toute identité, au nom du métissage et de l'hybridation (Amselle, Grunziski). Elle conduirait à une inflation galopante de revendications identitaires cloisonnées, signe d'un subjectivisme étroit que pourtant elles dénoncent ! Qui plus est, le postulat d'une plasticité des cultures humaines passerait à côté de la violence des processus d'acculturation, de l'inscription verticale des individus dans une totalité de sens mais aussi de l'écart de soi à soi qui fonde toute identité subjective et collective.

Ce décryptage des impasses de l'identité comme revendication et comme essence, s'articule à une critique plus générale du postulat constructiviste, selon lequel les rapports sociaux et les catégories de pensée seraient exclusivement issus d'une élaboration humaine et donc totalement réversibles. Assimiler tout savoir à une forme de pouvoir reviendrait à assimiler tout discours de connaissance à une pratique hégémonique. Au bout du compte, le paradigme du « savoir-pouvoir » serait pris dans une spirale sans fin qu'il ne pourrait que reproduire en faisant émerger un nouveau savoir. Reconnaître l'ancrage du savoir dans un champ social-historique implique, au contraire, de le recontextualiser et de mettre en regard différentes formes de société, dans un « décentrement » propice au repérage des noyaux de sens communs. Le rapport qui se joue entre société et communauté reste donc essentiel pour comprendre et saisir les enjeux d'un mode de coexistence.

 

Equivocités de la communauté

Il est d'usage de présenter la société comme le succédané de la communauté, comme si l'humanité avait progressivement basculé des liens resserrés du sang et du lieu vers les rapports impersonnels du droit et du pouvoir. Vibert prend le contrepied de cette idée reçue, démontrant que la communauté ne disparaît pas avec l'avènement de la modernité mais plutôt qu'elle se transforme, comme l'ombre du « procès d'individualisation qui caractérise le déploiement de l'idéologie moderne »   . Au lieu de s'enfermer dans une opposition étanche entre société et communauté, il s'agit plutôt de les comprendre comme des processus antagonistes et variables de sociation et de communalisation, selon la dichotomie de Max Weber. Initialement définie comme une unité égalitaire d'individus « dont le lien horizontal n'est que le résultat d'un lien premier vertical »   de chaque individu avec Dieu (à l'image de la sobornost' russe du milieu du XIXème siècle)   , la communauté recouvre une multitude de sens, du retour vers les origines à la projection vers l'universel, de la socialité primaire à la société ressaisie comme « communauté de sens, de langage, culture, de pratiques et de valeurs »   .

Tout l'enjeu consiste alors à pointer les ambivalences que charrie le concept de communauté, à commencer par les formes pathologiques qu'elle peut adopter. C'est ainsi que la montée de l'individuo-universalisme a conduit à un retour du refoulé sous le visage d'une « communauté mythique », communauté de race ou de classe qui se fonde sur l'exclusion de toute altérité devenue ennemie et se présente comme l'enveloppe de l'humanité toute entière et comme l'incarnation du sens définitif de l'histoire. La transposition de traits subjectifs à un niveau collectif donne naissance à un « pseudo-holisme » qui subordonne les parties au tout, niant la pluralité d'individus considérés comme identiques. Cette interprétation du totalitarisme fait écho au phénomène de la ré-incorporation totalitaire souligné par Claude Lefort, comme réponse à l'incertitude générée par le vide de la désincorporation démocratique. Cette perspective critique des menaces qui planent sur les sociétés politiques s'accompagne d'une mise en évidence de l'exacerbation de la « rationalité instrumentale », qui tend à effacer toute finalité collective et donc à dépolitiser le social.

D'un autre côté, l'exploration des différentes facettes de la communauté passe par une confrontation avec le paradigme du don (réactualisé par la Revue du MAUSS). Il est significatif que le don transparaisse dans l'étymologie du latin « communitas », le « munus » désignant la réciprocité des dons et obligations. La communauté ressurgirait comme rempart contre l'exclusion et prendrait consistance au contact du don suivant différentes échelles : « communauté proxémique » de la famille ou du voisinage (la Gemeinschaft) ; des organismes communautaires du bénévolat (l'exemple type de l'aide aux sans-papiers) ; communautés identitaires liées à la reconnaissance publique d'une différence par un « don de signification »   ; « communauté sociétale » de l'inscription dans un réseau de dons-contre-dons. Ces pratiques diversifiées du don auraient le principal mérite de tisser le lien social ou, du moins, d'empêcher qu'il se défasse, face à l'emprise des sphères marchandes et étatiques, contribuant à la désinstrumentalisation du social. Toutefois, les communautés du don ne sont pas non plus sans présenter des risques d'inversion risquant de les transformer en cheval de Troie de l'utilitarisme néolibéral. Non seulement il se pourrait que l'Etat finisse par se décharger sur ce « tiers-secteur », la solidarité familiale ou associative devenant un palliatif à l'érosion de l'Etat-Providence, mais encore davantage, qu'il finisse par bureaucratiser ce tissu associatif, en lui ôtant toute charge subversive. Reste que les différentes strates de communautés continuent de faire lien entre la société et l'Etat.

En dépit de son érosion symbolique, l'Etat ne se réduit pas à sa dimension technobureaucratique. Vibert insiste sur le fait que la démocratie continue de s'inscrire dans la nation comme espace d'autodétermination, à l'image des cités-Etats médiévales. Prolongeant la critique de l'essentialisme, la nation est interprétée en dehors de ses scories nationalistes, comme réponse au procès d'individualisation et comme médiation du particulier vers l'universel. Suivant l'interprétation de Louis Dumont, elle est retranscrite à la fois comme collection d'individus et comme individu collectif, qui incarne une souveraineté collective. C'est en ce sens que l'auteur appelle à une réévaluation normative de l'individu, passant d'un « présupposé ontologique fondateur »   à « l'état de visée normative en tant que citoyen participant au destin d'une communauté culturelle et historique qui lui attribue droits et devoirs »   . La communauté politique ferait sens pour les individus grâce à « la force morale du lien qui les unit »   , à l'inscription dans une « tradition politico-culturelle » à travers laquelle pourrait se déployer une visée du bien commun où s'énonce la question indéfiniment ouverte du juste et de l'injuste. D'où la conclusion que l'expérience démocratique se conjugue nécessairement au pluriel dès lors qu'elle déploie l'inconditionné du « principe d'égaliberté »   dans des conditions socio-historiques données.

Nombreuses sont les impasses auxquelles cet essai permet d'échapper tout en amorçant une foule de questions. En résumé, la sortie de l'opposition « modernité essentialiste versus postmodernité déconstructiviste » est négociée grâce la fécondité heuristique d'une « dimension holiste constitutive de tout être-ensemble »   . L'accent est mis sur l'absence d'incompatibilité entre la société comme totalité englobante et la politique comme activité instituante susceptible de « peser sur les décisions collectives ou de revendiquer des droits »   . Deux points d'interrogation restent néanmoins saillants.

Quelles sont les conditions de possibilités et d'appartenance à une entité aussi problématique que le « peuple » ? Dans quelle mesure les communautés agissantes et labiles peuvent-elles redéfinir les frontières d'une cité démocratique qui reste exposée au risque et à la fragilité ?

Par ailleurs, partant du constat que la plupart des revendications communautaires ne cherchent qu'à rendre effectif un droit existant ou nouveau, il ressort que les droits de l'homme offrent un point d'appui décisif pour l'action politique et ne conduisent pas nécessairement à une atomisation synonyme de perte du politique. Les luttes pour les droits ne seraient cependant qu'une dimension du conflit démocratique : la question des communautés politiques extérieures à l'Etat, dont les conseils populaires ou ouvriers sont des indices précieux au cours de l'histoire souterraine de l'autoémancipation, reste donc entièrement ouverte