Avec la vidéo numérique et sa diffusion sur le web, quel public et quelle esthétique pour le spectacle vivant au XXIe siècle ?

Sous la double casquette d’économiste et de critique musical, Michel Hambersin   a publié cet automne un petit opuscule faisant le point sur l’usage des nouvelles technologies et les mutations que celles-ci sont en train d’opérer dans le monde du spectacle vivant. Issu de leçons données à la Classe de Technologie et Société de l’Académie Royale de Belgique, ce texte court mais exhaustif, qui a gardé son format « conférence », débute sur un rappel et un constat : la distinction entre entreprises et institutions culturelles, distinction que l’on croirait a priori évidente (les unes visant à générer du profit, les autres à préserver un patrimoine culturel) mais qui se fait de plus en plus poreuse. À une époque de crise, où les budgets alloués à la vie culturelle s’amenuisent, le développement rapide des nouvelles technologies permet de redistribuer les cartes et de trouver des stratégies. Le financement de projets d’envergure, notamment d’opéras, l’une des expressions artistiques dont la production engendre les coûts les plus élevés mais dont la fréquentation reste le plus souvent limitée à un public vieillissant, s’appuie de plus en plus sur la retransmission au cinéma, la vente de CDs des spectacles ou de produits liés.

Michel Hambersin effleure ici une question beaucoup plus sociétale, celle de la consommation de biens culturels. On pense en le lisant au récent livre de Nathalie Quintane, publié cet automne chez P.O.L, Que faire des classes moyennes ?, qui évoque la profusion de boutiques à l’entrée des musées et le besoin de plus en plus généralisé de se procurer une preuve matérielle d’une visite au musée ou à l’opéra, ce que Michel Hambersin nomme ici les « produits liés ».

L’une des qualités de cet ouvrage est de ne s’être pas limité à l’exemple de la Belgique ou de l’Europe, mais d’avoir su mettre en lumière les stratégies introduites par les grandes institutions et entreprises anglo-saxonnes, pour la plupart à financements privés, et d’en avoir montré l’influence sur les institutions d’Europe continentale, principalement financées de manière publique. L’exemple du Metropolitan Opera de New York, premier à avoir retransmis un spectacle en direct dans plusieurs salles de cinéma à travers les Etats-Unis et le monde, y est scruté de près. On découvre que cette pratique, sans doute parce qu’elle offre une qualité d’écoute optimale et une perception du spectacle plus intimiste (gros plans sur les expressions des chanteurs par exemple) voire plus qualitative, dans un contexte informel et à des prix très abordables, séduit toujours plus de spectateurs. Désormais, on connaît en France l’exemple de Viva L’Opéra, qui retransmet en direct des productions de l’Opéra National de Paris dans les cinémas UGC. Mais Michel Hambersin souligne ici les limites d’une telle pratique qui, si elle permet de générer plus de gains, de toucher un public plus large et surtout plus jeune — susceptible, à terme, de fréquenter finalement les maisons d’opéra, et d’élargir par conséquent les possibilités de mises en scène originales et de programmations plus novatrices —, profite surtout à un réseau très fermé de lieux célèbres, dont les têtes d’affiche brillantes et le prestige n’auront aucun mal à attirer un public hors les murs. Que reste-t-il, donc, aux institutions de moindre stature ?

Bien qu’il se sache voué à une obsolescence programmée en raison de la rapidité des progrès en matière de technologies, ce petit livre soulève un foisonnement de questions liées aux bouleversements que traverse le monde de la culture sous l’impact grandissant de ces technologies. Et c’est justement là que l’on regrette la brièveté de l’ouvrage, ou plutôt que l’on en souhaiterait un deuxième, plus philosophique peut-être. Car Michel Hambersin effleure à plusieurs reprises des questions d’esthétique et de création, dépassant celles uniquement liées à l’économie culturelle ; mais le format de son essai ne l’autorise pas à de plus longs développements. En effet, en plus de faire le point sur les nombreuses incursions des nouvelles technologies dans les spectacles vivants (streaming, livre-CD, manipulations de carrières par Youtube, musée virtuel, Digital Concert Hall, etc.), Institutions culturelles et nouvelles technologies aborde par exemple la question passionnante de l’usage des projections vidéos dans la mise en scène de théâtre, d’opéra ou d’expositions. Et Michel Hambersin de pointer les ressources, mais aussi les risques, d’une systématisation de cet usage — le détournement de l’attention du spectateur par l’image au détriment de la musique ou du texte mais aussi l’appauvrissement des spectacles —, ces projections vidéos devenant des « cache-misère » masquant un manque de travail ou d’inventivité de la part de certains metteurs en scène. Bref, ce rapide mais riche panorama d’une mutation se lit comme un générateur de réflexions sur l’éthique de l’art à l’âge du numérique. En attendant peut-être une suite…