Quand les intellectuels communistes français soutenaient la politique concentrationnaire de l'URSS.

Julius Margolin, philosophe et écrivain, est né à Pinsk en Biélorussie en 1900. Il meurt à Tel-Aviv en 1971. David Rousset, écrivain et homme politique, est né à Roanne en 1912 et est mort à Paris en 1997. L’un était juif, l’autre résistant, tous deux ont été déportés. Ils ont connu deux systèmes concentrationnaires différents, ce qui ne les empêcha pas de s’unir dans un combat commun contre les camps en Union soviétique, et de perpétuer la mémoire des camps nazis. La parution simultanée de recueils  de ces deux auteurs permet de revenir sur leur engagement respectif et croisé.

 

La fraternité de nos ruines

Le premier volume est un recueil des textes rédigés par David Rousset. Il a été établi sur la base de ses archives déposées à la Bibliothèque internationale de documentation contemporaine. Fils d’ouvrier devenu contremaître, David Rousset suit des études de philosophie. Passionné par la politique, il milite aux Jeunesses socialistes (JS), alors fortement imprégnées par les idées de Trotski. Exclus en bloc, les JS participent à la formation d’un des deux partis trotskistes en France. Pendant la Seconde Guerre mondiale et sous l’Occupation, Rousset poursuit son activité militante avant d’être arrêté et déporté. De son expérience concentrationnaire, il écrit coup sur coup trois livres : L’Univers concentrationnaire (1946), Les Jours de Notre mort (1947) et Le Pitre ne rit pas (1948).

Face à la progression du totalitarisme communiste, un an après le procès de l’ex-espion Victor Kravchenko qui avait dénoncé la réalité du Goulag dans un livre publié aux Etats-Unis en 1946, Rousset lance dans le Figaro littéraire un appel aux anciens déportés pour qu’ils dénoncent le système concentrationnaire soviétique. A la suite de quoi, il crée une Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC), destinée à enquêter sur toutes les formes de l’enfermement concentrationnaire. Ce sont les différents textes parus à l’occasion de ce procès et de l’activité de la CICRC qui sont rassemblés dans le présent volume. Rousset écrit à tous ses anciens camarades de camps, pour qu’ils participent aux travaux de la commission. La majeure partie d’entre eux, qui ont publié des témoignages remarquables sur le système concentrationnaire nazi, refusent de l’aider, ou pire, témoignent contre lui.

Un tiers des textes relèvent de la correspondance privée. Ils montrent comment Rousset a cherché à constituer la commission, puis a tenté de nouer des relations avec les intellectuels pour les faire témoigner sur le régime concentrationnaire. Les deux autres tiers sont composés des appels publics dénonçant les régimes concentrationnaires. Ils portent principalement sur le régime soviétique, mais comportent également de précieuses informations sur les conditions de la vie dans les camps nazis. Ils s’ouvrent par une lettre de Rousset à Oscar Schoenfeld, un militant trotskiste américain aux lendemains de la libération des camps. Le recueil se poursuit par d’autres lettres informant de ce qu’ont été les conditions de survie à Buchenwald.

Les textes portent ensuite sur le système soviétique. Ils témoignent de la volonté de Rousset d’informer et de montrer ce qui se passe dans le monde communiste ; mais en France, les intellectuels répondent à ses dénonciations par le silence, ou par la condamnation morale de Rousset, choisissant la complicité avec le régime soviétique. Dans le même temps, Rousset crée la commission internationale sur le régime concentrationnaire. Calomnié par les communistes, Rousset leur intente un procès qu’il gagne. Il fait venir à la barre les principaux témoins du régime concentrationnaire soviétique. C’est dans ces conditions que Julius Margolin a accepté de témoigner. Les deux hommes ont en commun de dénoncer l’esclavagisme consubstantiel aux régimes totalitaires, les processus de déshumanisation à l’œuvre dans les camps, et peut-être surtout l’importance de la résistance intellectuelle face à l’avilissement, ce qui leur à permis de survivre dans les camps, qu’ils soient nazis ou communistes. C’est au nom de ce message et de cette espérance que les deux hommes ont voulu témoigner.

 

Au nom des déportés de Sibérie

Dans la littérature sur le système concentrationnaire soviétique, le témoignage de Julius Margolin est exceptionnel – à mettre aux côtés de ce lui de Varlam Chalomov ou de Gustave Herling. Son livre a été publié à Tel-Aviv en 1948. Certes, ce n’était ni le premier ni le dernier sur le système soviétique, mais son témoignage est important par la précision et la qualité du récit. Originaire de Biélorussie, Julius Margolin devient docteur en philosophie en Pologne. Sioniste, il fait plusieurs voyages en Palestine. En 1939, il est arrêté et déporté alors qu’il séjourne en Pologne, et que l’Armée rouge dépèce la partie orientale du pays. Il est détenu jusqu’en 1944 dans les camps dépendant administrativement du « 48e carré », délimité par la mer Blanche, la mer Baltique la zone d’Arkhangelsk.

Comme tous les anciens prisonniers des systèmes concentrationnaires, Margolin a écrit pour ceux qui y sont restés, ou y sont encore. Pendant ses quatre années de détention, Margolin partage la condition des « zeks » (Z/K, ou zek, désigne les prisonniers des goulags). Son analyse du processus de déshumanisation permet d’approcher la condition des détenus. Il explique les taux et les conditions de mortalité du système concentrationnaire. Il y décrit le poids de la bureaucratie omniprésente, celui des directives, les bataillons « stakhanov » recevant une ration alimentaire de moitié supérieure aux autres. Les zeks contournent cette norme et organisent par solidarité des parts en fonction des besoins de chacun, à l’image de cette ancienne kibboutzim qui partage naturellement son pain, l’accompagnant d’un geste simple et coutumier de politesse. La description des activités culturelles au camp retient l’attention, soulignant l’incongruité des situations : il faut protéger la bibliothèque contre les fumeurs, qui arrachent les pages des œuvres de Lénine et Staline pour en faire du papier à cigarette.

De cet enfermement, Margolin a conservé un souvenir obsessionnel des camps, des ombres qui resurgissent lors des conversations rapportées. C’est une des raisons pour lesquelles il a témoigné au procès de David Rousset, qui occupe aussi une partie du recueil. Avant le procès Rousset, Margolin s’est lancé dans plusieurs campagnes pour faire libérer des camps soviétiques des prisonniers comme Benjamin Berger, l’ancien responsable de l’organisation sioniste en Lituanie, dont il avait partagé le sort pendant quelques mois dans un camp. L’homme lui avait sauvé la vie en lui permettant de manger.

Lors de la parution de son témoignage, Margolin l’a intitulé « Le rapport parisien ». Il y expose sa fraternité de cœur avec David Rousset et les raisons qui l’ont poussé à témoigner aux procès. Il se fait également l’écho des réactions de l’opinion, et propose un compte-rendu bref et incisif du procès David Rousset. Margolin, qui a témoigné, explique comment il a changé de stratégie à la dernière minute pour éviter d’être interrompu par les avocats communistes. Pour Margolin, les communistes font régner une atmosphère de peur générant la lâcheté et l’irresponsabilité. Il les met à plusieurs reprises en accusation. Déniant aux intellectuels occidentaux comme Jean-Paul Sartre – alors compagnon de route du PCF qui justifiait l’existence du système concentrationnaire au nom d’un « mal nécessaire » – la moindre lueur d’honnêteté, il les qualifie de rustres, de cyniques et de « salauds », selon le titre de l’article qu’il leur consacre.  Il oppose leur « posture » au « courage moral » de l’intelligentsia russe – y compris composée de bolcheviks – qu’il a rencontrée dans les camps. Margolin n’hésite pas à comparer les systèmes concentrationnaires nazi et sociétique, et à faire usage de la notion de totalitarisme, pour l’enrichir et la développer.

 

L’antisémitisme structurant du nazisme

Sa réflexion sur Eichmann et le nazisme couvre toute la deuxième partie du recueil. Sur ce sujet, Le procès Eichmann et autres essais rassemble d'une part un grand reportage publié au jour le jour, et d'autre part des réflexions éparses sur le procès. Dans la première partie, il s’attache à décrire le plus précisément possible le procès Eichmann. Il pointe les mécanismes totalitaires et décrit la figure du criminel bureaucratique, en laissant passer au second plan l’analyse de l’idéologie, largement occultée par les efforts déployés par le criminel nazi pour se disculper. Margolin comprend qu’Eichmann cherche à diluer sa responsabilité dans le discours sur le caractère bureaucratique du nazisme. Il tente alors de combattre les dénégations d’Eichamnn et la fuite de ses responsabilités. Margolin porte aussi un constat amer : les témoins venant à la barre n’arrivent pas à prouver la responsabilité d’Eichmann, et son système de défense lui permet d’éluder la question de sa responsabilité individuelle. Si la mémoire commune a surtout retenu l’analyse du procès fournie par Hannah Arendt dans son livre polémique, les principaux travaux historiques montrent au contraire que c’est l’analyse de Julius Margolin qui a le mieux perçu ce qui qui se jouait là. Depuis Raoul Hilberg et sa monumentale Destruction des Juifs d’Europe jusqu’au récent Eichmann avant Eichmann de Bettina Stangneth, la recherche historique a nettement dégagé la dimension idéologique et politique de la pensée d'Eichmann et de son action ; son antisémitisme s’exprimant encore par voie de presse dans les années 1950, juste avant son arrestation.

Les ouvrages publiés aujourd’hui livrent deux réflexions passionnantes et croisées sur ce terrible XXe siècle, témoignages amers marqués par des lucidités désespérées.