Un livre destiné à marquer l'histoire rurale française.

Fruit de presque vingt ans de recherches, le livre d’Antoine Follain, Le village sous l’Ancien Régime, est destiné à marquer l’histoire rurale française, tant il remet de questions en perspective. Les thèmes abordés, principalement la vie politique, administrative et fiscale, reprennent ses travaux antérieurs, en particulier une série de colloques organisés dans les années 1990 sur la fiscalité et la justice au village. Le livre voudrait néanmoins aller plus loin qu’une simple histoire des institutions, en saisissant la communauté rurale dans son "dynamisme", "en action et en situation". Le livre traite toute la période dite "moderne", du XVIe siècle à la Révolution, avec une nette préférence pour les XVIe et XVIIe siècles - parents pauvres de l’histoire rurale - sans se couper de la période médiévale, que l’auteur connaît pour l’avoir traité en thèse, et sans être dupe des découpages scolaires, en appelant de ses vœux une histoire qui partirait plus avant dans le temps et pourrait s’étaler jusqu’au milieu du XIXe siècle.


De l’esprit de localité à la politique villageoise

Les chapitres III à X proposent un parcours qui part d’une étude de la vie sociale des communautés pour rentrer peu à peu dans les rouages complexes de la "politique" au village, la vie politique tirant ses caractéristiques de cette densité et de cette intégration très forte de la communauté. Le troisième chapitre s’interroge sur "l’esprit de localité" qui caractérise la communauté rurale, à la fois lieu, territoire et peuple, plurielle et complexe, "seule unité de vie véritablement sensible pour les populations", et introduit le chapitre suivant sur "le système complet de relations sociales" que constitue la paroisse normande. Sont étudiées processions, charités et confraternités, la très forte unité religieuse de la paroisse normande, qui rassemble peu d’hommes sur un territoire restreint. Ces deux chapitres d’histoire sociale amènent tout naturellement à rentrer dans les problèmes d’intérêt collectif. La question des biens communaux, vieux thème repris dans les deux chapitres suivants, à partir de l’exemple normand, et passage quasi obligé des travaux d’histoire rurale, ouvre l’étude au sujet  de la fiscalité et du rapport aux autorités seigneuriales et royales qui constitueront par la suite l’une des problématiques majeures de l’ouvrage : sont examinées successivement la saisie des biens communaux, dans les années 1570, et les "amortissements francs-fiefs et nouveaux acquêts" imposés au XVIIe siècle pour faire apparaître la situation très différente des communautés paroissiales et municipales. Le statut et les caractéristiques des communaux normands du XVIIIe siècle sont ensuite étudiés à partir des réactions des communes vis-à-vis des tentatives de défrichements du milieu du siècle. Les chapitres VII à X déplacent le regard des problèmes collectifs à la vie politique, en traitant notamment la question des assemblées villageoises, de leur fréquence, de leur composition et de la large place qu’elles donnent aux chefs de famille les plus aisés, des difficultés liées à la conservation des archives, et des officiers. Cette étude de la vie politique au village permet de réévaluer la confrontation entre d’une part "l’État moderne" -, toujours entre guillemets -, supposé suivre sa marche vers la rationalisation et le contrôle des populations, et d’autre part  les communautés rurales, en travaillant sur le rôle et les limites du pouvoir des intendants, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.


Renouvellement des problématiques

Ce travail invite l’auteur à dénoncer un certain nombre d’erreurs de perspectives et de fausses questions qui encombrent les travaux, comme celle de la sociologie des officiers du village. La première question qui fait l’objet d’un nouvel examen est celle de la "municipalisation" des communautés, sur laquelle l’auteur s’attarde dans le douzième et dernier chapitre. Cette marche triomphale, établie le plus souvent à partir de la Révolution en faisant une histoire régressive, et assez largement téléologique, est reprise à partir de l’analyse des relais locaux du pouvoir de l’intendant - baptisés "syndics" à partir d’un édit de 1737 -, appliqué selon une chronologie et une géographie là encore très différenciée, et faisant suite à plusieurs réformes approchantes mais infructueuses. Ce personnage pris dans la communauté, aux intérêts contradictoires, est le pont qui permet de réévaluer la politique de municipalisation villageoise à partir des résistances des communautés et des pratiques de collaboration de la monarchie, en redonnant toute sa place à lie de la commune dans le processus qui mène aux municipalités.

Ensuite, la question du "modèle provençal" des communes fait les frais de l’élargissement des perspectives et des définitions d’Antoine Follain. Présentée traditionnellement comme un modèle de communauté forte, par opposition aux communautés "faibles" du Nord, la Provence et le Midi apparaissent sous sa plume comme la région des conseils étroits, très peu démocratiques. Plus largement, l’auteur propose de rompre avec ces problématiques de communautés fortes ou faibles, trop conditionnées par les sources et pour lesquelles il est impossible de bâtir un ensemble de critères suffisamment généraux et fiables pour tenir la comparaison. Face à ces diagnostics quantitatifs (et régionalistes), l’auteur propose de prendre acte de l’irrésoluble diversité de l’espace français et de raisonner par typologie.


Précautions méthodologiques

Quiconque espérerait trouver dans le livre d’Antoine Follain la chronique nostalgique de la vie villageoise disparue serait forcément déçu. Ce livre est d’abord dirigé vers les chercheurs ou les étudiants qui pourraient s’intéresser à l’histoire rurale ; il refuse, dans la mesure du possible, toutes les simplifications et les généralisations, ce qui rend la lecture passionnante, mais parfois technique et ardue. Sa richesse est donc dans l’accumulation d’analyses nuancées et précises, sur des questions particulières, que l’auteur parvient avec brio à réunir dans une même trame pour offrir un panorama général des situations des communautés rurales d’Ancien Régime. Le livre est donc aux antipodes d’une histoire linéaire de la vie rurale, même s’il débouche sur un plan partiellement chronologique. S’il se décrit comme une synthèse, c’est parce qu’il brasse l’historiographie très abondante sur la question, sans prétendre à l’exhaustivité. Le premier chapitre passe en revue avec érudition les travaux publiés depuis la fin du XIXe siècle par les historiens et historiens du droit, avec qui Antoine Follain maintient un dialogue constant.

Le livre se lit comme un long procédé de correction, et parfois d’auto-correction, des travaux existants et cette mise en perspective historiographique se poursuit tout naturellement au long des onze chapitres suivants, dénonçant pêle-mêle les effets de sources (notamment la trop grande dépendance envers les sources normatives), les déséquilibres géographiques que leur très inégale conservation peut supposer, et les généralisations abusives, difficilement évitable quand on extrapole à partir d’une région pour essayer d’établir une vérité générale, ce qui est l’ordinaire dans une historiographie qui s’appuie naturellement sur l’accumulation de monographies. En conséquence, les synthèses existant sur la question sont pour le moment, selon l’auteur, déséquilibrées, trop focalisées sur les municipalités méridionales, trop préoccupées par la question du rapport à la seigneurie et à l’État, trop dépendante du XVIIIe siècle, avec la Révolution française en point de mire. L’ouvrage est doté d’une bibliographie abondante passée en revue petit à petit, ainsi que d’un index topographique et d’un appareillage fouillé de notes critiques.

Ces écueils sont ici évités par un patient travail de va-et-vient constant du regard sur des échelles de temps et d’espace différentes, exposé dans le second chapitre. Antoine Follain propose une approche comparatiste en gardant toujours comme point fixe "l’exemple normand", son terrain de prédilection, relativement peu étudié, auquel il oppose systématiquement les travaux d’autres chercheurs, pour faire apparaître les différences et variations régionales, et les décalages chronologiques d’un "pays" à l’autre. Les spécificités archivistiques et historiques normandes sont ainsi soulignées (une communauté paroissiale, "en forte opposition fiscale avec la monarchie", peu concernée par le problème de la "féodalité" et servent à ébaucher des critères de différenciation au sein des communautés sur l’ensemble de l’espace français. Le critère fiscal, qui permet selon l’auteur de distinguer "communauté paroissiale", qui a perdu le droit de s’auto-imposer et "communauté municipale", qui a gardé la prérogative seigneuriale de gérer globalement ses finances, permet d’ébaucher une typologie enrichie au fur et à mesure du développement. Il s’attache en conclusion à en écarter quelques unes et à approfondir et nuancer la sienne, en proposant non pas deux types, mais deux  "voies d’évolution" distinctes entre la communauté seigneuriale médiévale et la municipalisation, point de départ et d’arrivée commun, qui correspondent à la" communauté municipale", qui y vient par collaboration avec la seigneurie, dans le Midi et le Sud-ouest, et la "communauté paroissiale", "voie de l’autonomie précoce", c’est à dire la Normandie, l’île de France, le Bourbonnais et le Lyonnais, Auvergne Limousin, Saintonge Guyenne, ces deux grandes voies connaissant elles même des modèles dégradés ou nuancés dans d’autres régions. Sur la base de cette distinction de nombreux travaux restent à faire, y compris dans les régions les plus fréquentées par l’historiographie.


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Crédit photo : zoer / Flickr.com