Entre le récit mémoriel et les dégâts du présent, The girls se situe à la croisée d’un univers géographique et historique, la Californie de la fin des années soixante à nos jours, et de celui d’une adolescence traumatique, balayée par le mouvement sectaire.

 

 

 

Evie Boyd, aide-soignante sexagénaire, passe son été dans la maison vide d’un ami, sur la côte de Californie. Le silence de ses journées se brise lorsque le fils de celui-ci arrive sans prévenir avec sa petite amie, et questionne le passé d’Evie, victime d’une secte de la fin des années soixante connue pour un crime épouvantable. Plus de quarante ans après, Evie s’emploie ainsi à « entrouvrir une fenêtre sur le passé », et le récit à la fois effrayant et excitant d’une vie à la limite du possible se déploie avec une grande clairvoyance. The girls, premier roman d’Emma Cline au succès soudain et planétaire, est un dialogue constant entre passé et présent, entre la chute et la remontée. Grâce à un jeu savant de prolepses, le récit a la particularité de générer un état de tension permanent, tout en parvenant à décrire la moite lenteur de l’été de 1969.

 

Entre secte et adolescence

Evie a quatorze ans lorsqu’elle découvre le monde mystérieux du Ranch. Que peut désirer une adolescente en quête d’identité, à part un ailleurs, à la fois étranger et rassurant car déjà inconsciemment rêvé ? L’époque de la découverte des corps et du désir de l’autre coïncide avec la nécessité de se découvrir intérieurement, de trouver à tout prix une définition de soi-même. Dans les deux cas, il s’agit bien d’acceptation et d’approbation, sociale et personnelle.

Les filles qui apparaissent un jour dans le parc sous les yeux d’Evie sont une vision d’un autre monde, témoins immédiates de l’existence d’un ailleurs, parallèle à la médiocrité qui traverse ses années d’adolescence. Lascives et insouciantes, elles anticipent l’atmosphère ouatée et doucement sensuelle qui envahit les décombres du Ranch, où le groupe a provisoirement élu domicile. 

Dans ce sens, la logique sectaire semble avoir plusieurs avantages : participation à un groupe soudé contre les facettes d’un monde fragmentaire, complexe et injuste, affirmation d’une différence substantielle dans le détachement de la réalité, proximité avec ses semblables, protection parentale d’un chef à la forte personnalité susceptible de mettre des mots flous et touchants sur des angoisses jusque-là muettes, sentiment d’être unique.

La jeune Evie se définit elle-même « cible enthousiaste » : suite au divorce de ses parents, elle se retrouve au seuil d’un été ennuyeux et décevant durant lequel elle doit faire face à la nouvelle vie de sa mère, ses nouveaux copains, ainsi qu'un rejet amoureux. L’apparition de Suzanne, fille aux cheveux longs qui arpente la ville en quête de nourriture, représente cette frontière fine entre la vie qu’on attend et celle qu’on pourrait à peine concevoir. 

La suite des aventures au Ranch s’annonce quelque peu prévisible : absorption progressive à l’instinct grégaire, dérapages et coupure de ponts avec le reste du monde, sensation inexorable de ne plus pouvoir revenir en arrière. Le groupe s’englue dans les manies du chef Russel, le discours a monté d’un cran : les silences bienveillants dans la platitude du jour se transforment en instincts revanchards, il faut un ennemi qui puisse représenter tout le rejet dégoûtant que le monde peut parfois inspirer. 

 

Un roman aux références multiples

Pour son premier roman, Emma Cline choisit de s’inspirer de Charles Manson et de sa secte, The family, qui gravitait autour de Los Angeles en 1969. Comme Manson, Russell est un musicien raté, gratte de la guitare en attente d’un contrat discographique imaginaire, les filles du groupe étant son seul public enthousiaste, toujours prêtes à hocher la tête et à se révolter à sa place. Comme Manson, Russel n’aime pas se salir les mains, le conditionnement mental est son arme la plus puissante. Comme « la famille », le groupe du Ranch ne cesse de s’évader et de flotter dans les hallucinations provoquées par les drogues. Le roman se déroule lui aussi en 1969, l’année de Woodstock et du premier homme sur la lune, et parvient à peindre avec finesse la Californie des quartiers pavillonnaires et de la prolifération de l’herbe. 

L’atmosphère de The girls ne se limite pas à cet univers californien : l’espace clos et étanche du Ranch peut nous faire penser à l’enfermement progressif de la maison où les sœurs Lisbon de Virgin Suicides sont emprisonnées. D’une mélancolie charmante, les jeunes filles aux cheveux longs incarnent à la fois la frustration de la jeunesse réprimée, les désirs indicibles et la nécessité de vivre en jouant avec les limites de la mort. Cette sensualité aux tons pâles des personnages de Jeffrey Eugenides se retrouve dans les virées en ville des filles du Ranch, dans leur proximité physique et spirituelle, et dans la conviction d’être un groupe unique, loin du reste du monde. 

Ce premier roman parvient également à décrire de manière précise le fonctionnement d’une secte, tout en utilisant des fragments chaotiques de la mémoire de la narratrice : ce traitement des événements semble correspondre au bouleversement interne qu’une telle expérience parvient à entraîner. Dans ce sens, le jonglage entre passé et présent, et le retour à ce premier sur un mode presque hallucinatoire, rappellent la mémoire meurtrie de la jeune protagoniste de Martha Marcy May Marlene   qui explore la vie après deux ans de folies dans une communauté isolée.

Après avoir fui la secte au gourou pervers et redoutable, Martha sombre rapidement dans la paranoïa, ne réussissant pas à retrouver un sens à son existence malmenée. Le sort réservé à Evie est relativement différent : jamais citée par les journaux suite au mystérieux fait divers concernant le groupe, elle vit dans la solitude, pétrie de regrets. Mais, de quels regrets parle-t-on ? Si on imagine que l’expérience traumatisante serait le plus grand regret de la victime, The girls nous montre savamment que ce genre de passé est en réalité un enchevêtrement de reproches plus ou moins rationnels et de désirs encore brûlants et indicibles. Comme Martha après sa fuite, Evie demeure malgré tout dans l’absence et le manque, nous montrant à quel point la logique sectaire peut accompagner ses victimes tout au long de leur vie. 

 

Passion saphique

Malgré le nombre d’éléments en commun avec « la famille » de Manson, The girls n’est pourtant pas une reprise d’un fait divers. En effet, à travers la mise en place d’éléments prévisibles et culturellement connus d’avance, le récit parvient à déployer une voix singulière d’une époque et d’un âge spécifique. L’originalité réside non seulement sur le choix de la narratrice (les fonctionnements sectaires sont souvent racontés par le biais d’un de leur membres, sans doute celui avec un regard plus critique et capable d’extérioriser son vécu), mais plutot, sur la focalisation portée sur les autres personnages. 

En effet, on aurait pu s’attendre à une déclaration d’amour foisonnant pour Russell, à un approfondissement de sa personnalité et au déploiement de sa perversion. Or, Russell demeure malgré tout un personnage périphérique, au service d’une atmosphère plus qu’en position centrale ; c’est Suzanne, la jeune fille rencontrée dans le parc et ensuite à deux reprises en ville, qui convainc véritablement Evie de franchir le pas, et c’est également elle qui représente l’objet principal du désir, l’aspiration ultime et les palpitations nerveuses au simple toucher. Suzanne est l’incarnation même de la grâce et de la sensualité, bien qu’elle vive dans la saleté, au risque de devenir la seule raison de la présence d’Evie au Ranch. 

Le rapport entre les deux filles semble justement osciller entre la connivence propre à l’amitié et l’attraction physique. Le destin de leur relation va dépendre des deux points de vue : Suzanne, prévoyante dans son chaos intérieur, perçoit l’intérêt manifeste d’Evie et se permet de l’exploiter pour atteindre des objectifs d’intérêt groupal ; Evie, quant à elle, est à sa merci et s’engouffrera dans un sentiment de dépendance lancinante, qui semble toujours l’habiter, ou, du moins, l’effleurer, bien des années après. 

 

Récit extraordinaire, identification totale

The girls est un roman passionnant, à la mélancolie touchante, et agencé savamment pour un tout premier livre ; toutefois, son histoire est prévisible et semble déjà vue. Ce qui fait son succès ne résiderait pas tant dans son originalité, mais dans sa capacité à parler au lecteur d’une manière directe et sincère. L’âge de l’adolescence est universellement considéré comme une étape complexe où se bâtit l’identité de l’individu, dans l’incompréhension et dans les problèmes, et nombre de lecteurs pourront donc s’identifier à ce sentiment inlassable de médiocrité qui envahit Evie, à ses peurs quant à son éveil sexuel, à son besoin spasmodique de ne pas se sentir seule. Par le biais de l’expérience inusuelle du Ranch, Emma Cline parvient à nommer des sensations fortement partageables, et le récit d’un dérapage devient celui d’une faiblesse qui nous a tous déjà traversés, l’espace d’un instant

 

 

Emma Cline

The girls

Traduit de l’américain par Jean Esch

La Table ronde,  2016, 21 €