Quelques histoires qu’on aimerait raconter à nos enfants, quand ils nous demanderont comment la transition a commencé.  

Le livre de Cyril Dion, adaptation du film sorti en décembre 2015, est fondamentalement un livre heureux et optimiste. Inscrit en décalage par rapport au ton habituel des ouvrages sur la transition écologique, il choisit de ne pas se laisser décourager par l’ampleur de la tâche, mais de présenter plutôt une série d’histoires. Des success stories à échelle humaine : des we can do that stories, comme les appelle Rob Hopkins, l’initiateur du mouvement des villes en transition. Car l’idée derrière le tournage du film qu’accompagne le livre, comme d’ailleurs derrière le mouvement Colibri auquel il participe, c’est que chacun fasse sa part. Et que pour y croire, nous avons tous besoin d’histoires. Construit comme un recueil d'interviews brassant experts et citoyens sur plus de dix pays, l'ouvrage de Cyril Dion vise à dépeindre un mouvement écologique sans voix unique, mais qui s’affirme pourtant de plus en plus comme un projet de société viable. 

 

Se nourrir

Le chapitre sur l’alimentation s’ouvre par un constat général : la planète vit une période de forte diminution de la biodiversité. Les conclusions de l’article d’Elizabeth Hadley et d’Anthony Barnosky, respectivement biologiste et paléobiologiste à Stanford, parues dans Nature en 2012, sont désormais extrêmement connues : la sélection de quelques espèces pour la consommation combinée au réchauffement climatique est sur le point de générer une disparition massive d’espèces.

Nos choix alimentaires n’y sont donc pas pour rien. La production de nourriture a connu une industrialisation forte, aux mains de quelques acteurs, mais qui ne doit pas cacher la multitude de petits exploitants : 70 % au moins de notre nourriture viendrait d’eux, selon Olivier de Schutters, ancien rapporteur pour le droit à l’alimentation à l’ONU. Ce qui nous pousse à développer l’agriculture extensive, chère en énergie, et trop souvent orientée vers la monoculture, c’est « le récit dominant »   : la peur de ne pas produire assez pour nourrir tout le monde. Or les études montrent au contraire que les petites exploitations, plus gourmandes et bras qu’en énergie, sont souvent plus productives, tout en permettant des cultures plus variées. C’est ce qu’a montré une étude sur la ferme du Bec Hellouin, qui pratique la permaculture en région parisienne. 

En attendant l’intervention des Etats face à ces défis, des initiatives locales se développent. Nés en Angleterre, les Incredible Edible (les Incroyables Comestibles) se donnent pour mission de planter sur les friches urbaines, dans les jardins publics, dans les interstices, quitte à commencer sans passer par les autorités. L’alimentation n’est pas le seul but : dans un contexte de chômage croissant, il s’agit également de reconstruire du lien social, de donner de l’activité à tous.

 

L'énergie

Dès la crise pétrolière de 1973 a émergé la certitude qu’il fallait diversifier l’énergie, combinée à une littérature prolifique et à une certaine prise de conscience politique. Dans une société de l’énergie, sur laquelle reposent tous nos acquis sociaux, la dépendance au pétrole – sans même parler de la diminution des stocks – nous place dans une situation de fragilité. Particulièrement en France où 91 % de notre énergie est importée sous forme de pétrole. Des solutions de transition sont pourtant à l’étude depuis longtemps. Thierry Salomon représente ainsi le mouvement « negawatt » : il rappelle que l’essentiel de nos dépenses énergétiques ne vont pas à l’électricité, mais au chauffage et au déplacement. Il préconise donc une transformation du parc immobilier actuel pour isoler plus efficacement nos bâtiment, et une organisation des transports en commun suffisante pour permettre soit de se passer des voitures, soit de les partager. De tels investissements seraient économiquement rentables (et générateurs d’emplois), en réduisant le budget annuel de la France pour le pétrole et le gaz qui est supérieur à 70 milliards de dollars : « un budget supérieur à celui des ministères de la Santé, de l’Education, de la Jeunesse et de la Culture réunis »   . Il faudra aussi accepter une réduction de notre consommation, quitte à ce que les pouvoirs publics l’imposent, comme ils ont imposé le code de la route par exemple.

Cyril Dion nous emmène dans des îles ou dans des villes, des échelles à laquelle la transition est déjà en train de se mettre en place, préfigurant ce que pourraient être les transitions nationales. À chaque espace ses choix énergétiques en fonction des ressources locales. En Islande, la géothermie, à la Réunion le solaire et l’éolien (qui couvrent maintenant 33% des besoins de l’île), et à Copenhague l’éolien. L’éolien de Copenhague est un bel exemple, car c’est un projet qui a été piloté par la ville, à travers de gros investissements de la mairie, mais qui a associé certains habitants aux investissements. Résultat : la ferme éolienne au large de la ville rapporte 6 à 7 % d’intérêts par ans   , ce qui a pour effet de réduire l’effet Not in my Backyard, que rencontrent souvent les éoliennes. En combinant ces mesures de transition avec « de bons business plan », Demain contribue à montrer que la transition pourrait très bien avoir des retombées économiques positives.

 

L'économie

L’interview de Pierre Rabih, figure de proue du mouvement Colibri à la fondation duquel a également participé Cyril Dion, vient ici porter un double message. Il faudrait à la fois repenser les modèles économiques pour y prendre en compte l’humain et le cout du gaspillage, et accepter que les changements ne viennent pas toujours du haut : que chacun doive faire sa part. Derrière la figure célèbre et sympathique du grand-père au potager, il fait appel à des courants de pensée qui ont désormais un demi-siècle, depuis le Small is beautiful : a study of Economics as if people mattered, écrit par Schumacher après le choc de 1973, jusqu’à l’œuvre d’Ivan Illich qu’il invoque fréquemment.

L’exemple de Pocheco, entreprise d'enveloppes du Nord-Pas-de-Calais, vient répondre à cette interview. Cette entreprise, l'une des rares à être présente dans l'ouvrage, a réussi à éviter la faillite en mettant en place une gestion plus harmonieuse des matières premières. Des fournisseurs de papier jusqu’à la composition des encres, tout a été repensé pour éviter toxicité et gaspillage, tandis que le bâtiment se transformait pour réduire les coûts : toit équipé à l’éolien, chauffage au bambou cultivés sur place, et en prime ruches sur certaines parties du bâtiment pour permettre la pollinisation. Le social accompagne ces choix : les écarts maximum de salaire entre employés et chefs ont été fixés de 1 à 4 (alors que la moyenne des entreprises françaises serait de 1 à 100), et les profits sont réinjectés dans l’entreprise au lieu d’être réservés aux actionnaires   .

Dans un autre registre, Bernard Lietaer, chercheur en économie qui a participé à la création de l’ECU, prône l’émergence de monnaies locales, qui auraient deux avantages évidents : elles génèreraient plus d’échanges locaux en évitant les fuites de capitaux, et elles permettraient une certaines résilience de l’économie en cas de crise. Loin d’être fumeuse, une telle solution a déjà été mise en place à l’échelle urbaine dans plusieurs villes anglaises, sans intervention de la banque d’Angleterre, jusqu’à ce que Bristol (un million d’habitants) l’adopte également. En France, il en existe aussi dans de nombreuses localités, et un projet a été lancé pour Paris

L’économie du partage, enfin, n’est plus à présenter tant elle s’affirme de plus en plus comme un modèle alternatif à la consommation. Le film ici se concentre sur les aspects positifs : la mise en commun de l’électro-ménager dans les habitations, la mise en commun des voitures à laquelle on doit parvenir si on veut éviter que le milliard de voitures présentes sur la planète n’augmente encore, les AMAP qui permettent le maintien d’une agriculture locale, les FabLab qui vont profiter de plus en plus du développement des imprimantes 3D. Il y a tout un aspect plus sombre de cette économie, que l'ouvrage ne mentionne pas : de Uber à AirBandB, le risque est que ces pratiques de mise en commun voient leurs bénéfices confisqué par des entreprises défiscalisées.

 

La démocratie

Ce chapitre, étroitement lié au précédent, part d’une question : comment faire pour que la démocratie ne dérive pas vers l’oligarchie ? Selon une étude de Princeton, les États-Unis se seraient déjà transformés en oligarchie. Ce qui est important dans cette étude, c’est qu’il ne s’agit pas de l’éternelle rengaine du pouvoir corrompu : ce sont des changements récents et rapides, des défis pour notre génération. En France, 84 % des Français considèrent que les hommes et femmes politiques agissent d’abord dans leur intérêt personnel   . David van Reybrouck, organisateur du G1000, s’interroge l’efficacité du système électif en terme de représentativité. Après avoir proposé un parlement ou l’on ne remplirait les sièges que si les gens votent, quitte à laisser plus de la moitié des sièges vides, il préconise un système bicaméral dans lequel l’une des chambres seraient composée d’élus, tandis que la seconde regrouperait des citoyens tirés au sort. Le but ? Promouvoir un contact entre les citoyens et les partis politiques, avec l’idée que ce sont aujourd’hui des réalités différentes (moins de 2 % des Français seraient membres d’un parti)   .

Deux exemples locaux viennent nourrir ce questionnement : l'Islande, où la crise de 2008 a poussé les citoyens à élire un nouveau gouvernement et à refuser les plans de remboursement de la dette favorables aux banques aux détriments des intérêts des citoyens ; et le village indien de Kuttambakkam, où le maire, Elango Rangaswamy, a réussi à mettre en place une véritable démocratie participative. Via des assemblées citoyennes fréquentes (les gram sabha) il rencontre la population, explique ses propositions, et obtient des soutiens pour ses nombreux projets, comme promouvoir des habitats mixte entre intouchables et autres castes.

À une échelle différente, Vandana Shiva, figure centrale de l’écologie en Inde et dans le monde, accuse les géants de l’agro-alimentaires, de Monsanto à Coca-Cola, de passer au-dessus des législations pour piller les ressources et s’approprier les semences via le système de brevetage du vivant. Une fois de plus, ce sont des pratiques récentes, qui participent d’une nouvelle révolution agricole, celle des biotechnologies, et dont les enjeux arrivent en ce moment-même en Europe et en France. Le procès de Monsanto à la Hague, auquel a participé Vandana Shiva, s'est tenu en octobre dans le but d'influencer les législations à venir.

 

L'éducation

L’Education clôt le livre et referme le cercle : elle nous renvoie à l’école, l’endroit où l’on forme ceux qui formeront la société de demain. Quelles que soient les réponses qu’on y apporte, les critiques faites à l’école se résument souvent ainsi : on n’apprend aux enfants et aux jeunes qu’une seule route, et ce faisant, on détruit leur créativité. C’est ce que disait Ivan Illich dans Une société sans école, mais c’est aussi un des piliers des écoles Colibri ou du mouvement Freinet. D’autres ont montré ailleurs que ce modèle scolaire était hérité de la révolution industrielle. Or la transition n’a plus besoin de soldats, mais de gens capables de penser différemment, et de modeler un monde dont la génération née au XXe siècle n’a probablement aucune idée. Peut-on envisager une école publique qui intègre ces besoins ? À Kirkkojärvi en Finlande, les bâtiments comme les méthodes d’enseignement sont pensées pour permettre des rythmes comme des accès différents à l’apprentissage. Parce qu’il y a plus d’enseignants et d’assistants par élève, parce que la proximité entre enseignants et élèves est vivement encouragée, et parce que des activités manuelles comme la cuisine ou la couture sont également enseignées, le but est de former des individus qui n’engrangent pas des savoirs passivement, mais sachent se débrouiller en sortant de l’école. Il n’y a rien ici de fondamentalement novateur, mais comme l’explique Cyril Dion, « l’importance de l’exemple finlandais réside dans son ampleur. Il s’agit d’un système national, concernant près de 1 million d’élèves et d’étudiants chaque année »   .

 

Agir

Toujours avec humilité, mais avec une belle persévérance, le livre insiste sur trois idées. La première, c’est que chaque action entreprise l’a été a priori en dépit du bon sens. La globalisation nous place face à des monstres économiques ou industriels tels que même l’échelle étatique semble parfois baisser les bras. Pourtant chaque exemple vient au contraire montrer que « blâmer les responsables politiques ou les multinationales n’était pas suffisant. Encore fallait-il prouver que nous étions prêts à nous investir, au quotidien »   Une vérité qui semble plus audible, comme l’explique l’auteur, dans les îles ou les péninsules, qu’il a beaucoup filmé, peut-être parce que la finitude des ressources est plus perceptible dans ces milieux. Mais les villes émergent aussi comme un espace d’engagement et d’inventivité, et la plupart des histoires racontées ici y trouvent leur origine.

La deuxième idée, c’est que contrairement à ce qu’on lit parfois dans les ouvrages altermondialistes, il est vain d’attendre qu’une crise majeure vienne réveiller les consciences pour générer une transition rapide. Il est vrai que beaucoup des mesures décrites ont été initiées dans des temps de crise, qu’il s’agisse de la création de la monnaie WIR, une monnaie complémentaire qui existe en Suisse après 1929, ou de l’agriculture de Detroit, qui s’est redéveloppée parce que la disparition des supermarchés rendait l’accès à certaines denrées problématique. Mais plusieurs des experts interviewés mettent au contraire en garde contre la désorganisation qui peut affecter des sociétés non préparées, ou aucune alternative n’a été envisagée. D’où l’importance des petites actions, parce qu’elles font sortir de la passivité.

La dernière idée qui traverse l’ouvrage, c’est que la transition ne se pense pas nécessairement comme une guerre contre le capitalisme ou comme un refus de la croissance. Les mesures prônées sont presque systématiquement génératrices d’emploi et d’économies budgétaires à long terme. 

On pourra regretter que certains points soient un peu survolés – le chapitre sur l'éducation est très court – ou que le livre évite des débats majeurs afin de ne pas brusquer le lectorat : la question de l'alimentation carnée, inscrite au cœur des défis de l'alimentation, est ainsi évacuée en une phrase discrète. Reste que l'ouvrage joue comme une formidable bouffée d’air, servie par un style simple et limpide. Tout le message du livre, résolument optimiste, est de donner envie aux particuliers de lancer des initiatives, d'agir, pour reprendre le titre du dernier Monde Festival. Sans recette toute faite, sans idéologie simple, sans modèle-clé en main : cette immense diversité, qui fait une des faiblesses des courants écologiques aujourd’hui, pourrait aussi faire leur force demain