Avec La forêt qui marche, Christiane Jatahy livre le troisième volet d'un triptyque : après des adaptations libres de Strindberg et Tchekhov (*), la metteuse en scène-cinéaste s'inspire du drame shakespearien de Macbeth pour mettre en espace des voix, des corps et des images où résonnent les violences contemporaines.

 

Le travail relève ici davantage de la performance artistique – une action au présent – que de la pièce de théâtre. Il est question de Macbeth dans ce qu'il représente aujourd'hui : les violences faites au monde, les horreurs infligées aux hommes par les hommes dans le cadre d'une mondialisation qui inclut et n'épargne personne. Cependant faire le résumé de ce que cela raconte (à l'instar d'un récit mis en scène sous les yeux des spectateurs) est tributaire des différents chemins possibles proposés au spectateur. Comme bien souvent chez Christiane Jatahy, le dispositif parle de lui-même et raconte presque à lui seul l'expérience qu'il est donné de traverser – la relation entre l'espace et le contenu, le théâtre et le cinéma, la réalité et la fiction.

 

Un public en immersion, « l'effet piscine »

Dès la file d'attente on vous propose un système audio pour participer à la performance – le port d'une oreillette qui permet d'entendre les instructions scéniques de Christiane Jatahy. Selon que vous êtes une femme ou un homme, vous serez invités à des déplacements précis, à des gestes ou à des actions. Se doter de l'oreillette ou non induit deux types de participation, et donc de lecture, différents de ce qui va avoir lieu, dans la plus ou moins grande complicité avec la performance.

Vous entrez dans une salle qui ressemble à un espace d'exposition : quatre grandes toiles-écrans mobiles au milieu et des bancs en face tracent des allées qui vous mènent au bar-miroir où des serveurs vous offrent un verre. La fiction shakespearienne donne matière à la projection de films documentaires contemporains, à des saynètes impulsées par Julia Bernat et deux autres comédiens, et à un film monté en décalé à partir d'images filmées pendant la « représentation » (« souriez vous êtes filmés »).

 

(Crédit photo : Marcelo Lipiani.)

 

La toile du quotidien et le bruit du monde

C'est dans sa recherche permanente pour réinventer le rapport aux publics que Christiane Jatahy questionne encore une fois, et bien plus radicalement encore, le « statut » de spectateur – étymologiquement l'observateur, le témoin oculaire d'un événement ou d'une action. Plus radicalement ici car, en plus de l'interpeller, elle le bouscule. Il y a dans cette performance une mise en jeu des corps dans l'espace : sans sièges numérotés face à une scène, sans place assignée, qu'est-ce que chaque individu du public fait de son corps ? Déambuler mais pour aller où ? Qu'est-ce qu'il faut voir, qu'est-ce qu'il y a à voir, qu'est-ce que je vois ? Autant de questions qui ont de quoi perturber nos habitudes de spectateur. Le perturber au point de l'inclure dans la construction dramatique de la performance. Le perturber aussi peut-être au point d'en rendre certains perplexes ou mal à l'aise sur ce qu'il faut comprendre. Car c'est une forme qui dérange pour mieux poser une question éminemment politique : quelle est notre place dans l'espace du commun ?  

« En brésilien, le mot comum associe plus encore qu’en français le banal et le collectif : où la simplicité d’une présence appelle aussi politiquement la commune saisie d’une expérience »   .

Les images projetées rapportent des témoignages sur la corruption, la torture, les migrations de réfugiés... On va du Congo au Brésil en passant par la Libye. Des séquences fortes et émouvantes, un travail d'investigation certain de la part des professionnels qui les ont réalisées mais qui n'ont pas attendu cette performance pour exister. Légitime de se demander ce qu'elles ont à faire ici. Par ces paroles qu'il nous semble avoir déjà entendues dans des reportages ou documentaires – et qui sont parfois reprises en écho par les enceintes – Christiane Jatahy rend compte « du bruit du monde » : tout ce que l'on entend, que l'on ne peut pas dire ne pas savoir en ces temps de mondialisation de l'information, et qui, malgré l'horreur, nous émeut plus ou moins.

Dans cette forêt qui marche en jeu d'échos visuels et sonores, Christiane Jatahy reproduit notre espace commun jusqu'à le circonscrire entre les écrans et le miroir.
 

Espace commun et responsabilité

Affaire de distance et de proximité, nous sommes confrontés ici aux images et au corps de Julia Bernat. Un corps qui peut passer inaperçu tant la foule du public vaque et se préoccupe de tout ce qu'il y a à voir. Un corps en jeu qui tout à la fois occupe l'espace, le diffracte par irruptions et en condense les questionnements. Quand elle « joue » près du bar, détourne-t-on son regard des écrans pour voir ou chercher ce qui lui arrive, la suit-on depuis le début si on l'a remarquée ? Quand la comédienne tombe incidemment à proximité de vous, elle provoque un réflexe que vous savez plus ou moins consciemment « orchestré »... quelle est votre réaction ? La relever ou pas, entrer dans le jeu ou en créer un autre ? Pourquoi ? Car Christiane Jatahy dans sa mise en scène ouvre des possibles mais n'oblige à rien. Quand Julia Bernat étendue au sol, trempée, est le corps de ce bruit du monde rapportant toutes les paroles qu'elle et nous, nous venons d'entendre, filmé et projeté en même temps sur l'écran, que choisissez-vous de regarder – le corps ou l'image du corps ?
Affaire de distance et de proximité : qu'est-ce que l'on voit ? Sur quoi choisit-on de poser son regard ? de quelles façons prend-on part à ce que l'on voit ?
Affaire de distance ou de proximité : quelle émotion nous met en mouvement ? 

Dans un monologue en forme de méta-discours sur la performance et son jeu, Julia Bernat conclut le temps partagé par la même question déjà posée à la fin des deux autres volets du triptyque : "Comment peut-on changer les choses, les changer vraiment ?" Avec cette nouvelle performance, Christiane Jatahy fait le pari de la coïncidence de l'action et de l'émotion.

 

(*) Les précédentes pièces de Christiane Jatahy, Julia et What if they went to moscow?, sont respectivement inspirées de Mademoiselle Julie de Strindberg et des Trois Soeurs de Tchekhov


A Floresta que anda (La Forêt qui marche) du 4 au 22 octobre au 104.
Texte : Christiane Jatahy, d'après Macbeth de William Shakespeare
Avec Julia Bernat et la participation de performers locaux
Créé et dirigé en direct par Christiane Jatahy

Tournée à suivre sur le site de Christiane Jatahy

 

À lire également sur nonfiction.fr :

Chronique sur What if they went to Moscow de Christiane Jatahy, joué à La Colline - NM - mars 2016

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