C'est après une journée passée dans une grande entreprise de vente de crédits que Carole Thibaut écrit la fable  Monkey Money avec « la nécessité et l'urgence de raconter ce coeur symbolique du monde d'aujourd'hui, ce coeur fermé de l'enfer capitaliste    ». 

La pièce s'ouvre sur une scène fermée, coupée en son milieu tout du long par un haut mur en plexiglas derrière lequel éclate une dispute vive et brève au sein d'une famille RS-iste attablée -  les voix nous parviennent par capture sonore, et ces « silhouettes couleurs » sont éclairées par la lueur d'un téléviseur, côté cour.

Par un jeu de lumière, le mur écran passe de transparence à support, nous voilà de l'autre côté du mur : Bienvenu.e.s dans la grande famille de la Bee Wi Bank qui vous invite à la grande soirée des 20 ans de l'entreprise, animée par le Jeune Directeur, petit loup ambitieux, et le fondateur historique, Georges Macquart, Le Vieux Grand Directeur de Tout (VGDT). Grande fête d'anniversaire savamment orchestrée que vient perturber un homme, un RS-iste qui a réussi à franchir le mur : il menace le VGDT de s'immoler par le feu s'il n'obtient pas l'annulation de ses dettes et charge l'héritière du vieillard, K, de s'occuper de sa fille Léa après son suicide.

L'envoûtement capitaliste

Le public assiste à un show capitaliste dans toute sa splendeur, arrogant et totalitaire, jouant sur une sorte d'économie de l'affect pour nous en faire ses complices agissants. Emporté par les sons et lumières et l'interprétation rythmée des acteurs, le public joue le jeu avec un entrain qui tout à la fois surprend et séduit.  Laisser le charme agir : la salle de spectacle se transforme effectivement en salle de meeting, le public invité à être les chers collaborateurs – applaudissements et commentaires se mêlent à ceux diffusés par la bande-son. Il sonne quelque chose d'effroyablement familier dans toutes ces formules entrepreunariales qui ont contaminé nos vies dans leurs aspects les plus intimes, dans cette logique économique qui prend manifestement la place de la logique politique.


« Soyons forts et vivants. Approprions-nous la joie
Je suis fier de mon travail.
Nous devrions donc avoir honte de travailler, d'être heureux
dans une société développée, civilisée et riche ?
Nous travaillons pour le bien commun en aidant chacune et chacun à réaliser ses rêves.
Nous ne rabaissons pas les rêves comme tant de ceux qui se gargarisent de faire oeuvre sociale
mais qui ne font oeuvre que de pauvreté et de misère.
Ici nous allons vite, efficacement.
Chez nous, tout le monde a le droit à sa part de bonheur.
Les rêves à portée de chacun, de chaque bourse.
Nous mettons en acte la devise Liberté, Egalité, Fraternité.
 »

 

Crédit photo : Simon Gosselin
(crédit photo : Simon Gosselin)


Et l'idéologie en toile de fond : 
« Les règles du libre-échange.
Je te respecte parce que tu es libre,
libre de vendre, libre d'acheter ».
(La fille Léa).
 
Ce pouvoir capitaliste y est dénoncé d'autant plus soft qu'il est paternaliste et construit sur la permanence inodore des grandes familles qui orientent « le vent de l'histoire » (K).
« Personne n'est responsable. Il n'y a pas de responsable,
pas de bourreaux, pas de victimes, pas de méchants, pas de gentils.
Il y a le système et nous dedans 
» (K).


Scénographie et symbolique du mur

La scène d'ouverture - version quasi-caricaturale de la famille RS-iste misère-trash-populo-racaille - est le point de départ 2D  d'une trame narrative qui démultiplie finement ses fils dramatiques au fur et à mesure de la pièce et pose l'enjeu scénographique et symbolique du mur. Le devenir de celui-ci complexifie un réflexe de lecture binaire de la pièce. Il est sans cesse nouvelle ligne de jeu redistribuant les espaces scéniques. Mur semblant séparer deux mondes en première scène, il trace la ligne que le chômeur a osée franchir. Puis il transforme la ligne de scène en ligne de front quand, le show-anniversaire terminé, les personnages quittent le plateau pour la salle, et même le foyer, derrière le public, là où il faut rejoindre le buffet, la suite de la fête. Ces allers-retours portent l'action supposée hors du cadre convenu de jeu.

Les lignes ne font alors que se multiplier dans le texte et dans l'espace scénique. La pluralité de voix fait varier les temporalités et les tons : dialogues qui montrent la violence des rapports, monologues qui laissent entrevoir les blessures, manifestes poétiques qui ouvrent un méta-discours, show marketing et chanson promotionnelle d'entreprise qui mettent à jour la propagande.

Puis le mur tombe en lambeaux, offrant des points de passage entre les personnages et le temps, jusqu'à finir par être les fragments d'un autre monde possible, ou espéré, qui couvrent le sol, nouvelle terre d'où poussent les arbres où se réfugier.

Carole Thibaut nous parle de ce qui sépare et de ce qui lie

Dans la succession des scènes, d'échos en brisures, la pièce file des thèmes et des questions très actuels.
La séparation : Comment on passe le mur ? Qu'est-ce qu'il sépare ? Ne peut-il y avoir de révoltes que « solitaires et silencieuses » (Le Vieux) ? Qu'est-ce qu'il reste du mur quand il tombe ?

La filiation : de qui est-on le fils ou la fille ? De quoi hérite-t-on ? Tous les héritiers sont-ils de sang ? Peut-on entrer dans la famille et comment ? Et au fond cette Humanité incarnée par cet « homme à tête-de-chien qui vient troubler la résignation », les règles de la fête, en s'immolant par le feu - « L'Humanité qui brûle » (K).

Dans ce monde capitaliste « anthropophage qui dévore ses propres enfants » (K), où « pour s'extirper du merdier, il faut être plus malin que le merdier » (le Vieux), l'auteur nous invite à marcher pour rejoindre un chemin poétique


Monkey Money, texte et mise en scène Carole Thibaut
Avec Thierry Bosc, Charlotte Fermand, Michel Fouquet, Carole Thibaut en alternance avec Valérie Schwarcz, Arnaud Vrech.
A La Maison des Métallos du 9 au 25 septembre 2016
Tournée : du 11 au 14 octobre à Montluçon - Théâtre des Ilets, Centre Dramatique National.

 

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