Au-delà des divisons, souvent binaires, et de la morosité, les Français seraient unis autour d’une même passion pour les idées.

Discerne-t-on mieux la France depuis les rives britanniques ? De 1973 à 1977, l’historien britannique Theodore Zeldin a publié une fresque magistrale en cinq volumes sur l’Histoire des passions françaises   complétée en 1982 par Les Français   , un portrait sensible de la diversité de la population hexagonale au-delà des stéréotypes.

 

En 2015, c’est au tour de l’historien Sudhir Hazareesingh, également professeur à Oxford, de nous livrer sa vision sur les Français et leur façon de penser avec Ce pays qui aime les idées   . Spécialiste d’histoire politique du XIXe siècle, Hazareesingh a publié plusieurs livres sur la mémoire de Napoléon : La Légende de Napoléon   et La Saint-Napoléon. Quand le 14 Juillet se fêtait le 15 Août   . Il est revenu dernièrement sur le mythe du Général De Gaulle   . Francophile, Hazareesingh partage son temps entre Oxford et Paris, où il participe régulièrement à la vie universitaire et intellectuelle.

 

Sudhir Hazareesingh s’assigne pour tâche « d’explorer les différentes facettes de cet univers intellectuel, de mettre en lumière ses constantes, ses évolutions et sa prééminence dans la culture contemporaine    ». Il ne se limite pas à répertorier les représentations françaises du monde ou les différents regards que la France porte sur elle-même mais s’efforce « d’expliquer comment les Français pensent – en d’autres termes, d’identifier leurs concepts, paradigmes et modes de raisonnement privilégiés ainsi que leurs formes rhétoriques de prédilection.    » Hazareesingh propose un large panorama, tant historique – de « Descartes à Derrida » – que thématique – enquêtant sur des figures telles que l’utopie, l’intellectuel ou encore l’historien. Il se fonde sur des sources plurielles allant du texte canonique au dicton. Son travail repose enfin sur deux partis-pris : il est possible d’envisager « une tournure d’esprit qui serait propre à l’ensemble des Français » en raison de la centralisation culturelle exceptionnelle de notre pays    ; et que l’on peut « formuler des généralités riches de sens sur les habitudes intellectuelles communes à un peuple aussi divers et fragmenté que le sont les Français    ».

 

Une même façon de penser en dépit des oppositions

 

Depuis l’Ile-Maurice où il a grandi, Sudhir Hazareesingh est déjà frappé par les oppositions très souvent binaires qui transparaissent des débats français relayés par la presse. Il revient sur ces dernières en historien et estime que de cette prédilection pour la dualité découlerait une tendance à structurer le débat public autour de quelques thématiques récurrentes : « ouverture et isolement, immobilisme et réforme, liberté et déterminisme, unité et diversité, civilisation et barbarie, progrès et décadence.    » La Révolution Française nous aurait légué ces fractures et ferrait encore sentir son « ombre portée » sur nos façons d’envisager les problèmes auxquels la France contemporaine est confrontée.

 

En dépit de ces divisions historiques – dont le clivage droite-gauche constitue l’exemple le plus abouti –, Hazareesingh repère un grand nombre de substrats communs que la rhétorique de ces oppositions binaires a tendance à occulter. En effet, « derrière les antagonismes se dissimulent des éléments de convergence et un sentiment partagé de ce qu’il en va d’être français    ». L’« art de la synthèse » cultivé dans notre système éducatif reflète cette convergence : « en dépit de son attachement rhétorique à l’idée de rupture, la culture française possède une unité fondamentale qui se manifeste dans la reproduction, génération après génération, de certains schémas ou habitudes de pensée fondamentaux.    » Conséquence de cette poursuite d’un équilibre au grès des divisions, « L’amour du paradoxe    » n’est pas renié par les Français.

 

D’autres traits saillants émergent d’une lecture attentive de la production intellectuelle française. Les discussions adoptent souvent une dimension métaphysique, ainsi des interrogations répétées sur la « vie bonne ». Les Français n’hésiteraient pas à attribuer des propriétés théoriques à des éléments du quotidien, tels que la gastronomie. Le holisme, c’est-à-dire l’attention portée au tout et non aux parties, domine lorsqu’il s’agit d’appréhender un phénomène, de même que la tendance à la codification exhaustive. Enfin, la « capacité à passer d’une représentation positive à une conception négative d’une même réalité est l’une des caractéristiques notables de la pensée française.    »

 

L’amour des idées à l’épreuve de la mondialisation

 

Descartes, héraut de la rationalité et héros national ? Le philosophe, associé à sa fameuse méthode déductive, incarne plus que tout autre l’attachement français aux idées, parfois tourné en dérision (« tant pis pour les faits »). Les Français voueraient un culte à la culture et accordent une grande importance à l’écrit, ce qui se traduit par exemple par le fait que le livre soit un passage obligé pour tout homme politique aspirant aux plus hautes fonctions ou par la création précurseuse d’un ministère de la culture.

 

« Toute grande nation se considère comme une nation d’exception. La différence de la France tient au fait qu’elle associe depuis toujours sa singularité à ses prouesses morales et intellectuelles.   (...) En bons héritiers de la Révolution Française, nous aurions la « conviction […] de devoir réfléchir non seulement pour eux-mêmes, mais également pour le reste du monde.    » Cette confiance dans le caractère universel de la pensée française serait néanmoins remis en cause depuis plusieurs décennies.

 

Un sondage de 2013 décerne aux Français le titre de « champion[s] d’Europe du pessimisme   . » Les sentiments de déclin (économique et culturel) et de malaise (notamment autour de l’identité et de l’intégration) se sont progressivement immiscés dans le débat intellectuel jusqu’à en occuper le cœur. La peur de l’avenir n’est pas une nouveauté chez les élites et a existé au milieu du Second Empire comme dans les années 1930. Le phénomène serait désormais plus aigu, même s’il est loin d’être certain qu’il soit plus justifié : « une des caractéristiques paradoxales est qu’elle [la littérature décliniste] s’appuie très rarement sur des données incontestables. Conformément au mode de raisonnement holistique privilégié par les intellectuels français, le déclin lui-même est accepté comme un fait acquis puis expliqué par le recours à des schémas conceptuels plus généraux    ». Ce pessimisme gagnerait désormais la gauche alors qu’elle s’appuyait auparavant sur l’idée de progrès. A l’unisson des analyses récentes de Shlomo Sand sur les intellectuels – un autre historien étranger et francophile – Hazareesingh remarque que : « Dans cette dérive vers un nationalisme xénophobe et larmoyant, [Alain] Finkielkraut illustre à quel point le déclinisme ambiant a corrompu l’héritage rousseauiste et républicain de la pensée française.    »

 

La perte de confiance et l’« anxiété contenue » seraient-elles en passe de s’imposer comme de nouveaux traits de la pensée française au XXIe siècle ? Plusieurs constantes nuancent heureusement ce sombre tableau comme l’attachement continu et réitéré des Français à la culture et à une « douceur de vivre » bien française. De nombreux sondages soulignent par ailleurs la satisfaction personnelle de ces derniers et invitent à réfléchir à un autre paradoxe : le « contraste entre pessimisme collectif et optimisme personnel    ». In fine, ce « déclinisme » ambiant serait principalement alimenté par la marginalisation de la France et de sa culture au niveau mondial, ainsi que par le refus d’un monde chaotique et de plus en plus anglo-saxon. 

 

La seule couverture de Ce pays qui aime les idées aurait pu d’abord inviter à la perplexité : s’agit-il d’un énième livre brossant le portrait abstrait des traits singuliers d’une nation ? Allons-nous y retrouver quelques poncifs remis au goût du jour sur le caractère du peuple français ? Sudhir Hazareesingh évite de tomber dans ce piège. En bon historien, il documente et contextualise largement cette histoire des idées françaises. En se focalisant sur la façon dont les Français pensent, il livre une démonstration vaste   , foisonnante – parfois déroutante – et nuancée de la diversité d’une nation. Dans le même temps, il s’efforce de localiser les points de convergence entre des écoles intellectuelles antagonistes et dévoile ainsi plusieurs soubassements communs. Au-delà des considérations conclusives sur la morosité qui traverse les débats français actuels, Hazareesingh réaffirme l’attachement des Français aux idées et à l’abstraction. Autrement dit : rien de nouveau sous le soleil depuis les constats émis par un autre britannique, Edmund Burke, dans ses Réflexions sur la Révolution de France    ?