Un survol bien mené du théâtre militant des années 60 à 1981 : révolution des formes, mode d'action sociale et luttes intestines. Se lit comme un bon roman.

La galaxie militante

Vous avez toujours voulu comprendre ce qui différenciait l’agit-prop, le théâtre d’intervention, de questionnement, de fantassin, de contestation, le théâtre-guérilla, le théâtre populaire, militant, résistant, ou critique ? Ce livre n’est pas un lexique, mais il propose des mises en contexte, des distinctions subtiles, qui finissent par réorganiser une galaxie, celle du théâtre engagé   .

Il y a au moins deux tendances : ceux qui regrettent que l’heure soit aujourd’hui au "déminage" et non à la poursuite du combat (J. Boal) et ceux qui refusent l’adjectif "militant", trop proche de "militaire", pour lui préférer la résistance par le rire (J. Kergrist). S’il fallait dégager une notion commune et centrale, ce serait peut-être celle d’urgence. L’urgence dans laquelle les expériences ont été menées durant ces quinze années, et l’urgence qu’il y aurait aujourd’hui à s’y remettre   !

Une des problématiques essentielles a été de se demander comment ce théâtre a pu faire pour ne pas en rester au constat et à la dénonciation, mais pour véritablement agir. Et quelle refonte presque totale de la convention théâtrale et des formes traditionnelles cet enjeu politique a exigé.


Témoignages et analyses

L’ouvrage, qui pour l’essentiel reprend les actes du colloque international organisé par Paris X – Nanterre en mai 2003 (auquel ont été ajoutés des entretiens), se construit en quatre temps.

Le premier est une "Histoire". Parmi les nombreux articles consacrés au théâtre, notons celui de Ph. Ivernel, qui réussit le tour de force d’analyser en deux pages le phénomène mondial de l’agit-prop dans l’entre-guerre ; d’E. Wallon, qui fait une présentation très documentée des "organisations" d’extrême-gauche ; ou de F. Matonti, qui rappelle les critiques du PCF envers le militantisme.

Le second, intitulé "Événements", est un assemblage moins clair. Si l’article dédié au spectacle phare de cet ouvrage, La jeune lune (souvent convoqué, et qui sert d’illustration en couverture du livre), s’y insère logiquement, les deux autres textes débordent, avec bonheur. Celui de G. Clancy et Ph. Tancelin est une méditation autour de la belle question de l’inachèvement. Le second est un entretien avec A. Badiou, qui revient par exemple sur l’idée de "fidélité à l’événement" (qu’il incarne bien lui-même, par rapport à d’autres jeunes engagés des années 60-70…).

La troisième partie, "Pratiques", est l’occasion de témoignages émouvants : A. Benedetto, ainsi que les principaux artisans du Théâtre du Levant, de l’Opprimé, de la Carriera, ou du Théâtre National Portatif évoquent leurs itinéraires, leurs convictions et leurs spectacles. Si les bilans sont parfois faussement modestes, ou au contraire amers, ces témoignages sont des textes précieux.

Dans la dernière partie, "Représentations", il n’y a étrangement qu’un texte sur le théâtre. O. Neveux y livre une analyse elle-même très engagée du "théâtre révolutionnaire de l’immigration", en convoquant notamment Kateb Yacine et Jacques Rancière. L’idée est que ce théâtre a opéré un travail de "désidentification", libération de l’emprise de la "logique policière", à travers la présence réelle, par exemple, d’ouvriers immigrés sur scène.

La direction de l’ouvrage est bien menée. Il y a peu de redites, mais plutôt des recoupements, des moments où les chemins se croisent, comme dans un bon roman. Donnons un seul exemple : en lisant le témoignage d’ A. Pier-Chenot et Ch. Nouaux, on se rend compte que leur théâtre (le Levant) est intervenu dans la même usine du Nord que l’Aquarium (100 pages plus tôt). Et regrettons simplement une chose : l’absence d’index des noms (car cet ouvrage n’est pas un roman).

Un des enjeux est de comparer les situations. La situation des années 1970 face à celle de 2003, pour dire soit ce qui les sépare brutalement   , soit ce qui pourrait les rapprocher   . La situation de la France face à celle d’autres pays, comme l’Inde   , ou les États-Unis (A. Cuisset donne des exemples très parlants de ce qui s’est fait dans le Off Off Broadway et la dynamique qui s’est créée là-bas en écho au phénomène de mosaïque identitaire).

Mais comment écrire sur le théâtre avec l’objectif d’analyser (et pas simplement de témoigner), quand on est soi-même militant, et qu’on dit par exemple de la pensée de Claudel qu’elle est "profondément répugnante" ?


Les tensions et paradoxes

Ce paradoxe est peut-être constitutif de l’entreprise elle-même et de son objet d’étude. En effet, au fil de l’ouvrage, les auteurs pointent un nombre important de contradictions, apparentes ou bien réelles, dans le phénomène du théâtre militant.

L’un des premiers paradoxes, qui surprendra peut-être les jeunes lecteurs, concerne le déclin de ce théâtre de contestation au moment de l’accès de la gauche socialiste au pouvoir. La victoire de Mitterrand ne fut pas l’aboutissement triomphal d’une décennie de revendications, mais plutôt son échec, pour ne pas dire sa mise à mort face à une ère nouvelle de réformisme mou   .

L’ouvrage présente bien les relations conflictuelles entre les pôles artistiques et politiques du militantisme. E. Wallon parle de stratégies quasiment antagonistes, et de la rareté des liens entre ces deux mondes, résultat d’une quasi "division du travail". De plus, il semble vouloir nous dire que si le spectacle fut délaissé par les apprentis révolutionnaires, c’est que la lutte était peut-être déjà spectacle. Aussi bien est-il presque amusant de voir, dans l’article de F. Matonti, que, sous le prétexte d’un refus du théâtre qui divise (soit en insistant sur les distinctions de "classes", soit du fait d’un élitisme des formes), le PCF préféra faire l’éloge de la Comédie Française, plus "populaire" que les expériences militantes. B. Faivre donne un exemple qui va dans le même sens en remarquant que l’Humanité et le Figaro ont réagi presque de la même façon au spectacle La jeune lune. Mais cette hostilité des leaders communistes, le théâtre militant la leur rend bien : J. Boal évoque la "répulsion" de son père Augusto pour le PC brésilien.

Paradoxes aussi du fait de l’absence d’unité dans les groupes militants eux-mêmes (voir les expériences Travail Théâtral et Théâtre du Levant), ce qui est sans doute inévitable. Plus intéressant est le problème, évoqué souvent à demi-mots, de la nature du discours et de l’action à adopter vis-à-vis de ces pouvoirs publics qui subventionnent de plus en plus les troupes et, dans bien des cas, sont les seuls à pouvoir leur assurer une existence   . Et quand les expériences maoïstes asiatiques commencent à apparaître sous leur vrai visage, les tensions deviennent encore plus fortes…


Théâtre révolutionnaire et révolution théâtrale

Au-delà des bilans en termes d’avancées concrètes dans les luttes sociales et politiques, se pose la question du théâtre lui-même. Le militantisme n’est pas seulement un contenu particulier, c’est une nouvelle forme. Ses principales caractéristiques sont notamment l’écriture des pièces à plusieurs, l’importance de l’improvisation, ou encore du témoignage, qui concourt à créer une dramaturgie nouvelle et à brouiller les rapports traditionnels entre réalité et fiction   .

L’action politique a tout de même beaucoup à voir avec l’action théâtrale : pour tenter de transformer celle-là il fallait bien commencer par bouleverser celle-ci. Nécessité par exemple de supprimer les hiérarchies, au niveau de la répartition des fonctions dans les compagnies, mais surtout dans la relation entre l’acteur et le spectateur. Ce nouveau rapport salle-scène, qui conditionne l’apparition d’un "spect-acteur", semble en effet fondamental   . D’autant plus qu’il n’est bien souvent même plus question de "salle", dans la mesure où le théâtre militant a investi d’autres espaces, publics ou privés. Les expériences de théâtre de rue ont, selon J.-M. Lachaud, une vertu démocratique (il donne l’exemple des provocateurs Turbo Cacahuète). Beaucoup d’articles reviennent aussi sur les représentations dans les usines, les écoles, les prisons…  Finalement un principe prédomine : si le peuple ne va pas au théâtre, que le théâtre aille au peuple et devienne un forum   .

La conséquence la plus remarquable est que le travail politique se fait dans le temps même de la représentation. Celle-ci est plus qu’une simple incitation à l’action. En mettant toutes les forces en commun, le théâtre politique réalise en direct quelque chose comme une nouvelle catharsis   . C’est souvent l’occasion de ne plus "parler pour l’autre" (Foucault n’est bizarrement jamais mentionné), mais de libérer et donner effectivement la parole   .

On se rend compte aussi de l’importance de l’humour   , et du climat festif généré par les représentations. On ne nie pas les cas plus durs, mais on a bien l’impression, après avoir lu ce livre, que le théâtre militant n’est pas du tout le théâtre des lendemains qui chantent, mais plutôt le théâtre d’un aujourd’hui en fête. On ne peut qu’espérer son retour !


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crédit photo : carf/flickr.com