Deux ouvrages qui participent d'un renouvellement de l'analyse de films.

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« L’analyse de films n’existe pas. Il n’y a que des analyses... » Ces mots, qui ouvrent Analyser un film : de l’émotion à l’interprétation, sont révélateurs de l’attention accordée aux différentes façons d’analyser un film, à leurs fondements théoriques et à leur mise en fonctionnement. Tandis que Laurent Jullier déploie un panorama des interprétations que permettent diverses disciplines, Guillaume Soulez, dans Quand le film nous parle, développe une méthode novatrice d’analyse en puisant dans la Rhétorique d’Aristote. Les ouvrages de Jullier et de Soulez peuvent opportunément être mis en regard parce qu’ils réfléchissent à la réception des films, à leur lecture, et aux manières plurielles de les analyser. Quelles pistes nous proposent-ils pour renouveler l’analyse de films ?

 

Les voies plurielles de l’analyse

 

Avec un grand souci pédagogique, Analyser un film : de l’émotion à l’interprétation décrit les principaux éléments de l’analyse de films et peut agir comme une boîte à outils pour les enseignants, cinéphiles et étudiants en panne d’inspiration. Le premier chapitre répertorie les différents éléments qu’une analyse centrée sur l’histoire que le film raconte peut prendre en compte : la narration et le contenu. Le deuxième chapitre synthétise les paramètres (dispositifs et techniques cinématographiques) auxquels une analyse portant sur les formes ou l’agencement des images et des sons peut recourir. Il aborde l’« avis cognitif » et les « réactions affectives » du spectateur, qui sont orientés par les données audiovisuelles.

 

Si les deux premiers chapitres relèvent de l’analyse, le dernier présente une typologie de quinze approches qu’une interprétation est susceptible de mobiliser : sémiologie, esthétique, sémio-pragmatique, histoire génétique, approches adaptationnistes, gender studies, anthropologie, psychanalyse, sciences de l’information et de la communication, queer studies, narratologie, poétique historique, philosophie morale, cultural studies, étude de réception, avec à chaque fois les « pour » et les « contre » de ces approches.

 

Guillaume Soulez, dans Quand le film nous parle, se concentre quant à lui sur une interprétation possible en inaugurant une méthode d’analyse générale : la Rhétorique qui,  au même titre que la poétique (ou sa branche narratologique), peut être appliquée au cinéma et à l’audiovisuel. Partant de l’idée que « [l]e film n’est pas seulement un récit, c’est aussi un discours sur le monde », Soulez développe les outils d’une nouvelle lecture des films qui tient compte de leur contexte culturel et sociopolitique.

 

Mais s’il s’intéresse au discours du film, c’est aussi à travers une interrogation sur l’organisation formelle, dans une perspective qui diffère des poétiques ou esthétiques traditionnelles qui se concentrent souvent sur les spécificités du récit en images. Il se distingue aussi des approches socioculturelles qui, de leur côté, ne disposent parfois pas des outils pour « prendre en charge le détail formel des opérations audiovisuelles qui font pourtant l’efficace des rapports entre espace public et film »   . L’exemple récurrent sur lequel Soulez appuie son propos est le panoramique droite-gauche, gauche-droite qui accompagne la dispute conjugale entre Émile et Angela dans Une femme est une femme. Selon lui, par le dispositif formel qu’il emploie, Jean-Luc Godard « attend de nous [spectateurs] une prise de position »   .

 

Reprenant certains concepts de la tradition rhétorique issue d’Aristote, Soulez propose une analyse des formes sonores et visuelles à travers le prisme de trois logiques spécifiques de construction de sens : ethos, pathos et logos. La première est centrée sur le responsable du discours, la deuxième sur la réception de l’auditoire, la troisième sur les formes argumentatives déployées.

 

Dans un second mouvement, la mise au point d’un cadre théorique et méthodologique d’analyse se fonde sur un réexamen pragmatique de la rhétorique, considérant la production du sens du film (ou du document audiovisuel) comme déterminée par le contexte de lecture. Ce cadre englobe l’analyse textuelle du premier mouvement.

 

La troisième partie constitue une application qui montre comment la lecture rhétorique peut enrichir la compréhension ou l’interprétation des films, via l’exploration de deux grands ensembles : celui des interactions entre la parole rhétorique et les formes audiovisuelles et celui des logiques rhétoriques à l’œuvre dans les formes audiovisuelles.

 

Pour mettre à l’épreuve sa méthode d’analyse, Soulez mobilise des exemples d’objets les plus divers possible : série télévisées, fiction, documentaire, sujets de journal télévisé, etc. De même, afin de comprendre « comment [un film] peut être expérimenté »   , Jullier étudie tous les films, petits et grands, qui lui tombent sous la main, en particulier des films grand public, très médiatisés, qui sont souvent peu considérés dans le monde de la cinéphilie. Soutenant un principe « d’égalité parmi les œuvres »   et une dé-hiérarchisation des lectures, il s’appuie sur un corpus plus vaste que celui des films qui sont, selon lui, canonisés par le milieu académique et critique.

 

Partir du spectateur ordinaire

 

Constatant certains manques dans des manuels qui mettent systématiquement l’accent sur les figures de la Rhétorique, les bases de la narratologie cinématographique et le style des grands cinéastes, les deux auteurs valorisent, chacun à leur façon, une théorie qui repose sur l’expérience ordinaire du spectateur. À rebours d’une certaine tendance française privilégiant le texte filmique, leurs livres procèdent d’un mouvement qui tient compte de la description de ce qui se passe au quotidien lorsque l’on regarde un film.

 

Laurent Jullier écrit ainsi que « ce que nous faisons avec le film », « comment nous nous en servons pour réfléchir à ce qui nous est cher, comment il nous traverse, comment il nous change », est laissé de côté par les ouvrages d’analyse. L’un des points notables de son ouvrage sera donc de comprendre l’analyse filmique à partir du spectateur ordinaire et de son expérience incarnée du film.

 

Guillaume Soulez, quant à lui, s’intéresse aux traces de la lecture rhétorique tant chez les spectateurs « ordinaires » que chez les critiques, et considère que le mouvement de lecture rhétorique engage davantage le spectateur parce que c’est « lui-même qui considère que quelque chose dans le film le conduit à penser que ce film “lui parle”, le concerne, le pousse à se situer, voire à prendre position »   . Si le spectateur est capable de formuler un jugement à la fin du film, c’est qu’il a dialogué avec lui pendant. Ainsi – et c’est la vie –, « nous délibérons sans toujours nous en rendre compte et aurions tout intérêt à l’expliciter, pour gagner toujours plus en plaisir de l’analyse, en compréhension de ce que nous faisons avec le film »   .


 

Comme il l’écrit, la Rhétorique est « une théorie du public logée à l’intérieur d’une théorie du discours »   . Soulez cherche à réconcilier approche immanentiste (qui suppose que ce sont des formes dans le film qui proposent un sens à déchiffrer) et approche pragmatique, analyse textuelle et poids du contexte social et culturel, en étudiant notamment la façon dont l’interprétation du « discours » du film ou de l’émission de télévision est liée à la construction d’un certain type de texte filmique par le spectateur.

 

Penser une liberté d’interprétation du spectateur : les bénéfices de la rhétorique

 

Pour Soulez, l’analyse rhétorique des films et des documents audiovisuels ne vise pas à délivrer un sens social ou idéologique plus ou moins « caché » à l’intérieur d’eux, comme le voulait la première sémiologie des années 1960, mais à situer ces films et documents audiovisuels dans un espace culturel et politique donné. Elle doit également désamorcer l’idée que tout discours est « propagande », pour prouver que les logiques de la persuasion et de l’interprétation des discours persuasifs sont graduelles et multiples : « Contre l’imaginaire de la “manipulation”, qui fait l’impasse sur la complexité des images et des sons et propose une vision caricaturale du spectateur et des publics, la démarche rhétorique permet [...] de restituer, à côté de leur capacité mimétique, la capacité délibérative des images et des sons, fondement d’un dialogue entre le film en tant que discours et le spectateur »   . Nombre de films ouvrent d’ailleurs un espace « délibératif » « dans lequel nous pouvons prendre position, c’est-à-dire confirmer ce propos, en discuter, contester le responsable du discours, etc. »   .

 

La Rhétorique comporte d’autres bénéfices analytiques, en ce qu’elle amène à repenser à nouveaux frais la question du réalisme et de la persistance d’un carcan poétique comme frein à l’acceptation du potentiel délibératif des images, ainsi que la distinction entre documentaire et fiction (ou lecture fictionnalisante et lecture documentarisante) en y adjoignant d’autres modes de lecture : une lecture rhétorique et poétique qui traverse les deux « genres » et peuvent se mélanger.

 

Si la position intellectuelle de Soulez est revigorante, en ce qu’elle attribue aux spectateurs une grande liberté d’interprétation par rapport aux images et aux sons qu’ils voient et entendent, peut-être masque-t-elle le fait qu’ils ne sont pas tous pareillement parés pour exercer leur capacité à délibérer ou pour prendre position par rapport aux films, et que certains continuent de subir les images plutôt que de les interroger, ignorant leur équivocité. Soulez a toutefois répondu à cette difficulté dans un article intitulé « La délibération des images. Vers une nouvelle pragmatique du cinéma et de l’audiovisuel »  

 

Comme il nous l’a récemment précisé   , sa position est de parier sur une liberté d’interprétation chez les spectateurs au sein d’un cadre ou d’une culture donnée, et de considérer que la différence dans la capacité de délibérer ne relève pas d’une différence entre subir et interroger. Soulez s’oppose donc à l’idée que l’on « subisse » les images (ou que certains sachent interroger là où d’autres non), même s’il reconnaît que l’on peut se laisser à dessein emporter par le récit ou par l’immersion. Selon Soulez, tout un chacun mobilise plus ou moins sa capacité délibérative, selon sa position sociale, l’enjeu du film, son humeur du moment.

 

Nous spectateurs ne pouvons nous empêcher de délibérer, sauf si nous déléguons à des instances le fait de dire le sens à notre place (démiurge poétique, autorité soi-disant indiscutable, etc.). La délibération n’est donc pas une question de « capacité », mais de « liberté que l’on s’autorise à soi-même » : on délibère avec les moyens du bord, qui qu’on soit.

 

Valoriser les émotions de l’analyste : les bénéfices de l’approche cognitiviste

 

Fidèle à l’approche cognitiviste, Laurent Jullier valorise de son côté l’expérience, le rôle du corps percevant et des émotions dans l’analyse de films. L’analyste s’appuie sur ses émotions et appréciations pour se livrer à un travail d’interprétation. L’émission d’une hypothèse organise et appuie l’analyse, en l’aidant d’informations factuelles puisées hors du film et d’outils méthodologiques empruntés à des disciplines aptes à étudier les récits audiovisuels.

 

Laurent Jullier aboutit à cette conclusion que « s’il n’y a qu’un seul endroit où une analyse devrait parvenir, c’est le plus près possible des raisons qu’a eues le film de produire tel effet, serait-ce une souveraine indifférence »   . L’auteur soutient ainsi un cheminement analytique où l’on part de soi : « Se prendre soi-même comme point de départ de l’analyse est prudent, écrit-il. Au moins le résultat sera-t-il valide pour une personne [et à un moment donné] si le travail s’arrête là, au lieu de risquer de ne l’être pour aucune en voulant à tout prix garder une attitude textualiste quelque peu coupée de la vie quotidienne »   .

 

Ce que Jullier cherche à éviter est une analyse qui perdrait de son utilité en tendant vers « le spectateur ceci... le spectateur cela... », sans se donner les moyens de confirmer ses ambitions : il ne s’agit pourtant pas de se replier sur soi, mais de comparer « ce que j’ai compris et ressenti » avec « ce qu’ont compris et ressenti les autres spectateurs », ainsi que « ce que j’ai compris et ressenti » avec « ce que j’étais censé comprendre et ressentir », en tenant compte des « consignes de lecture que mon analyse a dégagées à l’intérieur et à l’extérieur du film »   . S’appuyant sur l’anthropologie, Jullier insiste sur l’importance de l’auto-observation pour identifier et évaluer nos émotions, ainsi que sur ce que le cinéma permet d’apprendre du fonctionnement de l’expérience.

 

Impliquer le contexte, repérer des communautés, universaliser l’analyse

 

Les deux auteurs intègrent dans leur raisonnement une pluralité de spectateurs   , tout en s’employant à repérer les « lieux communs », les façons communes d’expérimenter un film   ou d’entrer en dialogue avec lui.

 

Pour Soulez, la « Rhétorique est une pragmatique fondée sur le fait culturel dans la mesure où elle engage également une dimension très générale du contexte, défini comme “ce qui est présumé” par les interlocuteurs », « c’est-à-dire un contexte d’informations et de croyances, de topoi (lieux communs) partagés   . Cette endoxa est « à la fois un substrat culturel et une condition de possibilité de l’efficace du discours »   . S’inspirant d’Aristote et de Chaïm Perelman, Soulez convoque l’idée d’un « commun public » ou d’un « auditoire universel », formé en référence à une valeur qui bénéficie d’une approbation unanime, pour comprendre comment fonctionne la lecture rhétorique au contact des films   , et observe comment des collectifs se constituent, se réactivent ou s’affrontent à partir de films, afin d’engager une analyse plus juste et circonstanciée du rôle des lectures rhétoriques dans l’espace public contemporain.

 

Laurent Jullier suggère quant à lui de « symétriser » l’analyse, « toujours en se prenant soi-même comme point de départ », c’est-à-dire de « balancer entre la perspective allocentrée et la perspective égocentrée. La première fois entre soi et les fabricants du film, la seconde entre soi et ses pairs »   . Il conclut sur l’idée d’une rétroaction de l’analyse qui part du plaisir de voir et l’augmente en rendant l’analyste plus conscient de son expérience (la connaissance des raisons de tel effet permet de revivre de manière plus intense une expérience de cinéma). Au terme du processus analytique, qui part de l’appréciation, se poursuit avec la description et s’achève avec l’interprétation, il peut alors découvrir « dans le film quelque chose d’important qui lui avait sur le moment échappé. Il est mieux armé, aussi, pour voir jusqu’où peut être universalisée cette expérience »   .  

 

En somme, les deux auteurs rappellent le plaisir de l’analyse, l’ancrent dans les pratiques quotidiennes des spectateurs, cherchent à libérer le potentiel de l’interprétation, et tentent de repenser des expériences filmiques et des lieux en commun, en les articulant à une pensée forte de la singularité spectatorielle.