Corps désirable d'Hubert Haddad, où la quête de soi est cette quête d'un monde intime que l'écriture construit. 

Deux fois par mois, dans la la chronique « Intimités », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes pour explorer les ressorts et les ressources de l’intime.  

 

« L'obscénité n'apparaît que si l'esprit méprise et craint le corps, si le corps hait l'esprit et lui résiste »  

Cédric Allyn-Weberson est le fils d’un très puissant et richissime propriétaire de laboratoires pharmaceutiques. Lorsque sa mère se suicide, il s'éloigne de son père, pour rompre définitivement avec lui. Il prend alors le nom de Cédric Erg, et devient un brillant journaliste qui dénonce les turpitudes du monde de la finance et "toutes les industries prédatrices", notamment pharmaceutiques. Personne ne connaît sa véritable identité, pas même son amante, Lorna Leer, journaliste, elle-aussi, et avec laquelle il vit une passion charnelle. Cette existence heureuse est bouleversée, un jour que Cédric subit un terrible accident qui le laisse tétraplégique. Desespéré par ses souffrances, il se porte volontaire pour une opération inédite proposée par le Docteur Georgio Cadavero : se faire greffer sa tête à un autre corps, celui d'un motard accidenté, dont le corps est indemne mais le cerveau anéanti. C'est son père, Morice Allyn-Weberson, qui financera l’opération, sans qu'il n'en sache rien. Après de nombreuses opérations douloureuses, le jeune homme doit apprendre petit à petit à se réapproprier son corps, ainsi que toutes les sensations qui le traversent. Car loin de constituer un simple outil ergonomique, le nouveau corps de Cédric porte en lui une mémoire, un rapport au monde. Le jeune homme est donc travaillé par le désir de plus en plus impérieux de partir à la recherche de l'identité et l'histoire de celui dont il a hérité ce corps.

 


Intimité de la filiation


L'écriture de l'oeuvre raconte cette intimité impossible qui pourtant sans cesse renaît. Le père n'est jamais bien loin, semblable à l'écrivain qui crée l'oeuvre, en est dépossédé, mais est là malgré son absence. L'intimité appartient au temps de l'absente présence. Même si le fils s'enfuit, change son nom, voulant ainsi manifester sa liberté vis à vis de l'acte de création paternel, il n'échappe pas à la filiation, vécue comme intimité. Cette dernière est motivée par le désir : désir de se rapprocher pour le père, désir de fuir pour le fils. Présente dans l'absence du corps, l'intimité se situe dans la distance.


Le refus de Cédric de garder le nom de son père, ce refus de la lignée, est quête d'un soi intime. Nullement liée à la quête de l'intériorité, l'intimité à soi est refus de la promiscuité, libre décision de l'attribution de son nom, libération de la présence de l'autre en soi, qui prend ce visage de l'intériorité, mais échoue. L'intime est relation à l'autre ou à soi. Une extériorité nullement négative, comme cette extériorité du motard, « donneur d'organe », en l'occurrence son corps, et qui sauve son intimité à lui-même par le secret de son tatouage. On ne peut entrer dans les secrets de quelqu'un, même si on s'est emparé de son corps.


C'est son père qui le libère de son corps, puisque c'est lui qui par voie intrusive,mais en secret, sans lui dire, pris au piège lui aussi de sa solitude et de l'impossible communication avec son fils, décide de l'opération chirurgicale. Il le libère de la mémoire de son corps, croyant peut-être retrouver une intimité avec lui. Ce que ni l'un ni l'autre ne voient cependant, c'est que leur intimité est dans cette incompréhension partagée. L'intimité est présente même dans ce dialogue manqué, car elle n'est pas dialogue, juste une approche réciproque de l'autre, même manquée. Le livre est parcouru de ses tentatives d'approches, de ces attirances multiples, de ces désirs.


L'intimité, secret à découvrir ou habitude ?


La relation de Cédric et Lorna est une passion charnelle, chacun est amoureux du corps de l'autre et le fantasme :« son parfum qui emplissait la cabine valait une communion charnelle »  
Le déplacement est l'envers ici de Cédric vis à vis de son père...il cherche l'approche. Ayant fait l'amour à Lorna, il découvre « sous le lobe de l'oreille gauche, une manière d'identité dérobée »   . Au cœur de l'intime surgit un mystère, un secret. Lorna au contraire, croisant d'autres hommes, arrêtant son choix sur un, se concentrait sur l'idée « qu'elle aurait pu l'aimer, le connaître intimement des années comme Cédric »   Pour elle, tout est affaire d'habitude. L'intimité n'est qu'une mécanique qu'il faut penser à huiler pour qu'elle fonctionne bien.


La perte de l'intimité à soi


Après l'accident, lui qui a déjà abandonné son nom, cette proposition de rompre avec son héritage familial le tente. Ce qu'il ignore c'est que son père a tout organisé.


Après avoir changé son identité, par un choix libre de sa volonté, comme il ne cesse de le répéter, Cédric se voit malgré lui imposer le choix paternel de changer de corps, une façon de servir de cobaye au « corps médical » que contrôle son père. Car à la question troublante de savoir qui du corps ou de la tête est le greffon de l'autre, ce « corps médical » répond sans hésitation qu'il s'agit du corps. Transplanter un corps, c'est croire qu'il a une totale autonomie, que l'humain est constitué d'abord par des organes. Conception mécaniste du corps qui n'est pas sans rappeler La Mettrie et son homme-machine, ou plus avant dans le temps, Descartes voyant dans le corps une machine admirable.


Pourtant face au miroir, Cedric Erg ne se reconnaît pas. Il a perdu ce qui lui permettait de s'identifier. Il fait l'expérience des multiples apparitions du moi, relié par la mémoire en un moi unique, sauf qu'il a une mémoire trouble, étant habité par cet autre corps. Quand la mémoire du corps surgit c'est seulement dans son mécanisme aveugle permettant la satisfaction des besoins essentiels. Puis il découvre un tatouage qui est comme la signature inconnue du corps. Le nom est inscrit sur la peau, dans son extériorité. Ce qui fait le soi, le nom, semble exclu une fois encore. Il porte une autre histoire que la sienne. Pour Lorna, il est également difficile de restaurer une intimité avec le nouveau corps de son amant. Peut-elle tomber amoureuse de ce nouveau corps? Quelle intimité existe-t-il encore entre eux, à partir du moment, où ce nouveau corps est étranger tant à l'amante qu'à l'amant lui-même? Anantha, la veuve du motard, est troublée de voir un homme avec le corps de son mari. Malgré la mort de celui-ci, elle continue de désirer son corps.


Hériter d'un autre corps revient à entrer dans une intimité incompréhensible à soi. Mais l'intimité n'est-elle pas mystère incompréhensible comme le rappelait Descartes à propos de l'union de l'âme et du corps ? Vivre dans un autre corps c'est l'expérience de soi à son propre corps. La perte de la familiarité est découverte de son intimité. De même qu'il a brisé le trait d'union du nom paternel, Cédric met à jour la mystérieuse et problématique intimité du soi au corps. Elle n'appartient pas à la connaissance de soi ou de l'autre. Moment de la rencontre et création d'un monde ouvert à la surprise, tel pourrait en être le sens. C'est aussi tout le mystère d'une écriture qui ne peut se défaire de son intimité à l'histoire de la littérature. Même si Cédric devient de plus en plus proche de celui à qui on a pris le corps, Anantha dit vers la fin du texte, après avoir fait l'amour avec lui : « Alessandro ne buvait pas ! »   On ne rentre donc jamais dans l'intimité de l'autre. Intimité distante dans son absente-présence, l'intimité ne se donne pas à comprendre. C'est un monde qui est là.


Intimité littéraire


Il y a une intimité de son œuvre avec une tradition, mais l'auteur a comme projet de s'en distancier pour que son travail ne devienne pas l'ombre de l'original. Il y a évidemment le Frankenstein de Mary Shelley, mais on retrouve aussi la Gorgone dont le regard pétrifie quiconque la regarde dans les yeux, le mythe de Gilgamesh dans cette course contre la mort, le docteur Cadavero, qui du mythe nous renvoie à la farce du théâtre de Molière (Cadavero, à la phonétique qui évoque le cadavre, une sorte de « Médecin malgré lui »), le roman noir avec la mafia italienne, la sagesse indienne avec le prénom Anantha, Madame de Reynal avec la tête de son amant dans le Rouge et le Noir de Stendhal, ou Saint Jean Baptiste à la tête décollée.


Du corps à corps des amants, au corps soignant, médical, on rencontre le cortex, le corps du texte, le corps sans âme, les corporations pharmaceutiques. Le livre prend corps lui aussi dans ce travail poétique des mots d'où surgit un monde : celui du corps du texte.


Le monde : un acte d'écriture


L'existence du monde n'est pas donnée. L'écriture la construit, et rend réel ce qui au départ se donne dans un apparent impossible. C'est pourquoi Cédric change de nom, de corps. L'écriture lui construit un monde intime possible.


C'est parce qu'elle est perdue du fait de l'étrangeté à lui-même du personnage, mais regardée par tous - le lecteur étant inclus aussi dans ce jeu trouble où l'intime se dit – que l'intimité n'est pas une affaire privée. Elle qui est mystère, se donne à voir dans un autre mystère : celui de l'écriture. Elle est mystérieuse comme ce tatouage sur le corps, comme la défenestration de la mère de Cédric. Mystérieuse aussi comme la réussite de l'opération de greffe.


C'est le texte de l'écriture qui porte en lui la rencontre intime, c'est à dire invisible, voilée. Au lecteur de lire et comprendre...Ou de renoncer à comprendre. On ne peut qu'imaginer ce que ressent Cédric en son corps. L'intime c'est aussi ce moment où l'imaginaire rejoint l'écriture pour inventer le monde. L'intime ne donne rien à savoir...juste à imaginer. C'est le corps des possibles que raconte le texte d'Hubert Haddad. Le corps des possibles lectures et écritures littéraires.

 

Corps désirable

Hubert Haddad

Zulma (2015)

16,50 euros, 168 p. 

 

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