Loin d’être des réactionnaires frileux, les antimodernes sont au contraire les modernes qui ne sont pas dupes de leur époque.


Dans Les Antimodernes, De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Antoine Compagnon nous présente ce qu’a été l’antimodernisme et ses figures du XIXe au XXe siècle. La première partie revient sur les grands thèmes de ce courant : la contre-révolution, les anti-Lumières, le pessimisme, le pêché originel, le sublime et la vitupération, en se référant à des écrivains tels que Chateaubriand, Flaubert, Proust ou encore Cioran. La seconde partie analyse quelques grandes figures antimodernes comme Léon Bloy, Charles Péguy, Julien Benda et d’autres.

La démonstration est la suivante : on ne peut se contenter d’exalter les modernes, ce qui se fit longtemps, sans rappeler que des antimodernes ont aussi pris la plume. Encore faut-il comprendre que les antimodernes sont avant tout des écrivains pris dans le courant moderne et répugnant à ce courant. Ainsi, Gustave Flaubert écrit-il lors de la disparition de Théophile Gautier, en 1872 : « Il est mort du dégoût de la vie moderne. » Mais quel est le contenu de ce geste ?

Le succès actuel des écrivains anti-modernes

L’auteur veut aller plus loin qu’un simple repérage classique et constamment répété. Il fait d’ailleurs moins œuvre d’historien qu’il ne s’adresse surtout à notre époque. Alors qu’au XIXe et XXe siècle, la littérature faisait l’épopée de la modernité, en exaltant le dogme du progrès, le rationalisme des Lumières, le positivisme, l’optismiste historique, Antoine Compagnon observe que notre époque réhabilite les auteurs dits antimodernes : Chateaubriand triomphe de Lamartine, Charles Baudelaire de Victor Hugo, Gustave Flaubert d'Émile Zola, Marcel Proust d’Anatole France, ou Paul Valéry, André Gide, Paul Claudel, Colette des avant-gardes historiques du début du XX° siècle. En revanche, de façon surprenante, en politique les doctrines demeurent enveloppées dans le ressassement des discours pour la modernité. D'après Antoine Compagnon, le modernisme « digne de ce nom » , c'est-à-dire véritable, « a toujours été antimoderne c’est-à-dire ambivalent, conscient de soi, d’autant qu’il a vécu la modernité comme un arrachement. » Cette thèse établie consiste finalement à définir l’antimoderne comme moderne, pris dans le mouvement de l’histoire mais incapable de faire son deuil du passé.

Un problème de nom

Certes, en fond de ces références, le problème demeure, celui du nom générique à utiliser. Parlera-t-on finalement, sans scrupule, d’antimodernes ou de contremodernes ? L’auteur précise qu’il a adopté antimoderne un peu par défaut (stylistique), mais en soulignant que ce qui l’intéresse ici ce ne sont pas les forces qui résistent à la modernité, mais les forces qui supposent une théorie de la modernité. D’ailleurs, paradoxalement, et pour prolonger le débat, si le moderne est devenu tradition, qu’en est-il de la tradition contremoderne ?

En vérité, tout cela n’a de signification que si l’on admet que l’antimodernisme est fasciné par la modernité et la révolution (ici, moins la Révolution française uniquement, que les révolutions aussi du XIXe siècle). Il joue de sa fidélité à la tradition opposée au culte du progrès, à celle du pessimisme du péché originel dressé contre l’optimisme de l’homme bon (allusion d’époque à Jean-Jacques Rousseau, tel qu’il est lu), ainsi qu'à la mise en conflit des devoirs de l’individu ou les droits de Dieu avec les droits de l’homme. Si, en effet, la contrerévolution entre en conflit avec la révolution, c’est dans les termes mêmes de son adversaire, les termes modernes. Bref, l’antimoderne est moderne (presque) depuis ses origines, affirme sans cesse l’auteur afin de dédouaner ses « objets » de tout mépris.

Cela étant, les catégories en question sont variables, non dans leur statut de catégories, mais dans les usages croisés dont elles émanent. La distinction entre le moderne et l’antimoderne, encore une fois si on ne le confond pas avec le réactionnaire, est par définition relative. Ne sommes-nous pas finalement toujours le moderne de l’un et l’antimoderne de l’autre ? L’un, aux yeux d'Antoine Compagnon, antimoderne, est le pire des modernes aux yeux d’un autre, etc. À ce titre, on a vu en de Maistre, successivement et alternativement, un traditionnaliste ou un « prémoderne » par sa nostalgie de l’Ancien Régime, et du droit divin, et un futuriste ou un « ultramoderne » par son apologie de la terreur d’État et son anticipation de la société totalitaire.

Dans la mesure où il s’agit d’une nouvelle édition, cet ouvrage s’est enrichi des querelles suscitées par lui. C’est ainsi que l’auteur propose une postface qui a le mérite de reprendre le dossier à la lumière des critiques engendrées. Deux d’entre elles méritent qu’on s’y arrête. La première porte sur le thème : qui sont les antimodernes. Antoine Compagnon reformule sa réponse, de manière plus explicite : ce sont des modernes divisés, déchirés, partagés, souvent animés par la haine de soi comme modernes ou du moins par le doute. Il ajoute encore : ce sont des modernes résignés. Ces propos raffinent excellemment le propos, et ne laissent plus le lecteur devant des difficultés insurmontables (antimodernes, contremodernes, amodernes, etc.). La seconde critique est plus technique. Elle porte sur l’exhaustivité de l’analyse et sur la querelle sans cesse reprise devant des ouvrages un peu amples : vous avez oublié un tel ou encore, pourquoi celui-ci et non pas celui-là. En l’occurrence, Antoine Compagnon répond classiquement sur le point concernant l’exhaustivité mais est plus précis sur l’autre point, faisant alors remarquer que son exploration a moins pris en compte les écrivains attendus que d’autres écrivains que certaines rumeurs auraient tendance à déclarer mineurs, alors qu’ils ne le sont pas. Montalembert, Lacordaire, Renan, Bloy, Péguy, Sorel, Bergson, Maritain, Benda, Gracq, Barthes et Paulhan, dont il s’agit massivement (mais pas uniquement) dans l’ouvrage, ne sont pas des écrivains inessentiels même si moins connus du grand public.

Les notions centrales du discours antimodernes sont ainsi examinées par l’auteur avec adresse, même si l’on doit réfléchir constamment à la logique qui entraîne, par sauts, d’un auteur à un autre, dans la première partie. La méfiance à l’égard du progrès – tout autant scientifique et technique, que moral et artistique – devient un lieu commun de ce « milieu ». On lui substitue le désespoir, la mélancolie, le deuil, le spleen ou le « mal du siècle », en somme le pessimisme, critique violent de la bonté originelle de l’homme, attribuée à Rousseau par ces auteurs.