Un homme, perdu dans les vagues grises, échoue sur une île déserte. Sur cette dernière, il pleut, les otaries meurent, et le naufragé rêve d’évasion. L’océan est sa prison et la tortue sa geôlière involontaire. Furieux de voir ses embarcations systématiquement détruites, le protagoniste se vengera finalement de l’animal en le retournant violemment sur le dos. Après les regrets, l’homme et la bête s’apprivoiseront doucement.

 

Dans La tortue rouge, certaines images ont la beauté fragile d’un haïku. À l’instar de ces courts poèmes japonais, le film exalte la magie de l’instant, ce « fragment de temps arraché à la continuité qui a déjà un pied dans l’éternité », ainsi que le définit Philippe Lejeune en revenant sur l’analyse qu’en fait Roland Barthes   . Sur les grains presque imperceptibles de l’écran blanc, des oiseaux passent, comme un trait d’encre sur un parchemin, deux silhouettes s’enlacent, formes infimes dans l’immensité bleue et le sublime se glisse dans le choc des proportions. Malgré les tempêtes, les naufrages, la mort jamais très loin, le film exhale une douceur manifeste, notamment grâce à ces moments d’équilibre entre vide et plénitude. Ainsi, à travers la simplicité du dessin jouant sur une harmonie entre linéarité et courbes mais aussi en filigrane d’une palette chromatique restreinte, Dudock de Wit prend le parti d’une scénographie minimaliste basée sur le refus du superflu. Cette esthétique fait écho à l’enjeu du film : brosser le portrait d’une humanité épurée, débarrassée de tous ses oripeaux sociaux, y compris le langage.

 

La magie du film d’animation est bien là : réussir à susciter la compassion pour des héros immatériels (sur des décors esquissés au fusain, les personnages ont été réalisés à l’aide du Cintiq, un crayon numérique). Ce mouvement de projection empathique contribue également à interroger les racines du cinéma. Art de l’espace et du temps, ce dernier ne s’arrête pas aux mots, il s’infiltre dans l’interstice des formes qui s’opposent et se répondent, dans leur musicalité. L’émotion n’a pas besoin du verbe, elle naît dans les corps auratiques réinventés dans la lumière. Mise en scène ou animée, la chair vivante est support de la dramaturgie. Ainsi, l’identification se cristallise à partir des sensations physiques : silhouette prostrée, jambe chatouillée par un crabe facétieux qui s’insinue sous la toile de lin blanc, corps recroquevillé ou aérien, le héros s’anime, au sens littéral du terme, s’évadant de son royaume numérique pour toucher notre réalité sensible. Aussi sommes-nous touchés par l’extrême solitude, la détresse du naufragé qui tente en vain de retourner chez lui.

 

Omniprésente sur les écrans télévisuels ainsi que le relève le réalisateur lui-même, le motif de l’île interroge le fantasme d’un paradis perdu, le rêve manichéen d’une plage d’innocence loin des vicissitudes de la civilisation.

 

Lorsque le protagoniste condamne la tortue, le film prend des airs de fable. Incitant le spectateur à se laisser dériver loin des explications rationnelles, il renoue avec la magie des contes et de leur formule inaugurale : « il était une fois ». Sur le sable doré, la carapace de la tortue se fend dans un craquement exacerbé par la tension dramatique. À l’aube, le corps endormi d’une jeune femme a remplacé l’animal. Comme la chenille s’endort dans sa chrysalide pour se rêver et se révéler papillon, comme les princesses naissent parfois dans des roseaux (dans le Conte de la princesse Kaguya, de Isao Takahata) la tortue rouge meurt avant de se métamorphoser. La mort ne semble plus inéluctable, elle n’est qu’un moment éphémère dans l’éternité d’un cercle dont témoigne d’ailleurs la structure du film construit sur un faisceau de résonnances et de répétitions.

 

La tortue rouge navigue ainsi entre les récurrences de la Nature et le devenir inexorable, le changement parfois brutal. L’eau omniprésente est ici paradoxale, à l’instar de ce que dévoile Bachelard lorsqu’il affirme : « Devant l’eau profonde, tu choisis ta vision ; tu peux voir à ton gré le fond immobile ou le courant, le rêve ou l’infini, tu as le droit ambigu de voir ou de ne pas voir »   . L’océan est ici un écran propice à toutes les transmutations. Nous parlant simultanément d’éternité et de fulgurance, il laisse au spectateur la liberté de croire en l’infini des sentiments ou d’interpréter le film comme le rêve halluciné d’un homme qui, dans la nuit monochrome de sa solitude, métamorphosa une tortue en femme, renversant la culpabilité en amour. Avec en toile de fond la nature paradoxale, à la fois douceur et dévastation, éternité et finitude, La tortue rouge brosse le portrait d’une humanité ambiguë elle aussi.