Un dialogue fictif entre philosophes chargé de vérifier la place de l’égalité dans notre conception de la démocratie.

La question de la politique n’est jamais close, d’autant que les événements viennent sans cesse nous rappeler qu’elle n’a guère de raisons de se refermer. La politique est d’abord démonstration (belle ambiguïté du terme !), et elle n’est pas absente d’esthétique qui met (ou devrait mettre) en déroute un certain visible, audible et faisable. Mais la question de savoir comment se répartissent les penseurs actuels de la politique (penseurs de la philosophie politique ou de la politique) sur une cartographie de l’égalité abordable par tous, elle, peut se clore autour de quelques figures majeures de l’époque. C’est en tout cas ce que nous suggère l’auteur de cet ouvrage, docteur en philosophie de l’université de Namur, fort de son expérience de l’Iran d’où il provient   .

 

Lorsque cet auteur d’un ouvrage qui fut d’abord une thèse du même nom La politique selon l’égalité   entame une recherche sur Jacques Rancière, il rencontre d’autres philosophes non moins importants (Miguel Abensour, Alain Badiou, Etienne Balibar), mais aussi les penseurs avec lesquels ils entrent en conflit, à des titres différents : notamment Claude Lefort (vis-à-vis duquel Rancière souligne expressément qu’un dialogue peut s’établir) et Marcel Gauchet. Et il rencontre surtout un problème devenu classique : doit-on identifier la démocratie à un régime constitutionnel, à un mode de vie ou à une pratique ? Pour Rancière, comme on sait, la démocratie est le mode de subjectivation par lequel existent des sujets politiques. Elle renvoie à la question de savoir si quelqu’un a un titre particulier à gouverner, un titre qui l’autoriserait à briguer le pouvoir et à le conserver coûte que coûte. Ainsi apparaissent les « gens de rien ». Qui sont-ils ? Ceux qui ne comptent pas parce qu’on ne les compte pas, car ils n’ont aucun titre à gouverner.

 

La démocratie : ni régime constitutionnel, ni mode de vie

 

À cet égard, la thèse générale de ce travail portant sur l’essence de la politique et de la démocratie, mais aussi sur leur spécificité historique, est clairement orientée par la lecture des ouvrages de Jacques Rancière. Ce dernier est d’ailleurs le principal interlocuteur des dialogues (faussement) instaurés par l’auteur (avec Gauchet, Lefort et Pierre Clastres), afin de vérifier les limites des pensées respectives de ces auteurs. Cette thèse consiste à montrer que la spécificité de l’action politique n’est appréhendable que par la prise en compte du traitement d’un tort fait à l’égalité et mené au nom de celle-ci. Autrement dit, si l’on a lu Rancière auparavant – la démocratie est une forme dissensuelle de l’agir humain et un mode de subjectivation qui donne forme aux sujets humains. Il s'agit donc de défendre l’idée selon laquelle la démocratie n’est ni un régime constitutionnel, ni un mode de vie. Nous ne vivons pas dans une démocratie, à l’heure actuelle, malgré les mots dont on recouvre notre situation, mais dans des États de droit oligarchiques.

 

Le découpage de l’ouvrage renvoie à une logique un peu complexe, puisqu’elle tente de tisser les réflexions des auteurs cités, comme en un dialogue en hypertexte, en cherchant à en extraire les articulations d’une pensée personnelle. Cela entraîne d’abord une série de mise au jour des raisonnements des uns et des autres auxquels l’auteur applique le double critère de la vérification de la lecture par l’autre et du redressement nécessaire selon les cas. Puis, il faut découvrir l’émergence de la pensée de l’auteur au fil des conclusions tirées à chaque fois qu’un fil est noué. Ainsi va le chapitre I portant sur le politique et la politique (orchestrant l’opposition Gauchet/Rancière à partir la question de la « crise de la démocratie » puisée d’abord dans la théorie du « double bind » qui oppose le bon gouvernement démocratique au double excès de la vie démocratique et de l’individualisme de masse). L’auteur y reconstitue la lecture (un peu fictive tout de même) de Gauchet par Rancière, mais reprend aussi cette lecture en la redressant. Le chapitre II se penche sur le thème de la « post-démocratie », et sur celui des droits de « l’humain » (la thèse ayant été conférée à Namur, on sacrifiera ici à la formule de coutume en Belgique, que l’auteur ne conserve pas dans cette version). Le chapitre III ancre sa réflexion sur la notion d’égalité. C’est ici que Clastres entre en scène au nom de l’anthropologie politique. Enfin, le chapitre IV s’intéresse à la « division originaire », jouant cette fois tous les auteurs les uns avec ou contre les autres (Clastres, Gauchet, Lefort, Rancière).


De cette reconstruction particulière du paysage intellectuel, autour des théories de la démocratie et de la dénomination « philosophie politique » - Gauchet, par exemple, la pensant comme méthode pour pourvoir la démocratie de vigilance, Rancière en récusant les propos -, et de la gymnastique d’esprit qu’elle impose, on retiendra d’abord les termes dans lesquels ces théories sont exposées : gouvernement démocratique, vie démocratique, individualisme de masse, adéquation de la société avec elle-même, scission de l’État avec la société, et encore forme de société ou non, rapports entre la société civile et l’État, totalitarisme....

 

Une idéologie de la « crise » de la démocratie

 

La « crise » de la démocratie, telle qu’elle est énoncée chez les intellectuels, prend la forme d'une idéologie. Encore ne faut-il pas oublier qu’un autre personnage prend place au cœur de ces rapports : Alexis de Tocqueville (beaucoup plus que Karl Marx qui ne fait son entrée que dans la discussion entre Lefort et Rancière). La lecture de ses œuvres ayant durant longtemps conditionné la manière de poser ce problème de ladite « crise ». Et même si on reconnaît que cette « crise » (dont on relève cependant qu’elle est toujours prise pour une réalité sans que quiconque s’attache à en étayer la consistance) lance un défi à la philosophie politique, et à la philosophie du politique en particulier, il est possible de la centrer sur la question de l’égalité : égalité de droit, égalité des conditions, axiome de l’égalité, sont des concepts qui doivent alors être examinés, d’autant qu’ils renvoient ou non à un cadre historique ou à un principe.

 

Cet examen est d’autant plus décisif qu’il conditionne l’appréciation de la divergence mise en scène entre Gauchet et Rancière : l’égalité est-elle une nouvelle manière d’être de l’humanité - disons du côté de Gauchet, un mode qui pousse les individus à entrer en opposition tandis que cette opposition même oblige chacun à reconnaître que les individus sont semblables - ou un principe, ou encore, selon Rancière, une exigence qui, en vertu du supplément an-archique signifié par le mot démocratie, veut aussi dire qu’il n’y a jamais un principe et un seul.

 

Pour revenir à la question de la démocratie, la fracture passe par le dilemme : ou bien on ancre la démocratie dans l’histoire (et l’effacement du Un sacral), ou bien on la déplace en deçà de cet ancrage. Le parti pris que l’on prend conditionne évidemment la manière de s’y intéresser, mais aussi l’interprétation des grandes théories de la démocratie, notamment les théories contractualistes. Il est vrai que la prise de conscience de l’égalité comme principe même de l’ordre politico-social est au centre des préoccupations des penseurs modernes du contrat.


D’une manière ou d’une autre, toutes les jérémiades actuelles relatives à l’ingouvernabilité de la démocratie et aux crises qu’elle engendre, remarque l’auteur, appuyé largement sur Rancière, perdent de vue que la question de la démocratie ne peut entrer dans le cadre de la réflexion sur le bon gouvernement. Car, à cette question, la démocratie répond par le paradoxe et le scandale de l’absence de titre à gouverner. Ayant constaté cela, l’auteur peut résumer la position de Rancière sur ce point, position qui prend sa source dans l’examen, à l’intérieur du troisième Livre des Lois de Platon, des sept titres à gouverner (dont le dernier nous intéresse ici : le tirage au sort ; c’est le seul titre qui n’est autre que l’absence de titre, et donc le principe même de la politique). Relier par conséquent, par la critique de la position de Gauchet, la démocratie et l’égalité sans référence à la contingence historique, revient à disposer deux éléments : la conception de la démocratie à partir de l’absence de tout titre à gouverner et la conception de l’égalité comme axiome de la politique. On voit ainsi comment Rancière identifie la politique et la démocratie, pliant les raisonnements de Gauchet à reconnaître leur manière d’identifier le politique et la police.


On a un problème semblable avec la notion de République. Et comme en toutes ces affaires politiques, le débat doit d’abord contribuer à éclairer les présupposés des uns et des autres, les uns renvoyant cette notion à Machiavel et Rousseau, les autres à Platon, les derniers à Jules Ferry. Quoi qu’il en soit des positions différentes, il n’en reste pas moins que l’opposition centrale porte sur ce qu’on fait du politique : instituant et unitaire ou pratique débouchant sur la subjectivation (c’est-à-dire précisément l’inverse : la désidentification). Il convient de souligner à cet égard la phrase de Rancière selon laquelle « la subjectivation politique n’est donc pas l’affirmation identitaire du sujet politique, mais la triple opération par laquelle le sujet pour se constituer politiquement se désidentifie de son identité assignée ».

 

Une « postdémocratie » ?


L’auteur s’attache ensuite à compléter sa démonstration à travers les concepts de consensus, de droits de l’humain et de ce que Rancière appelle la « postdémocratie ». À cet égard, on sait que pour Rancière la figure actuelle du droit, et des droits de l’humain en particulier, est au service de la suppression de la politique, ou plus précisément au service de la dépolitisation. Mais, dans le fonctionnement même de l’ouvrage que nous chroniquons, cette aspect de la réflexion conduit l’auteur à ouvrir son propos à aux autres penseurs cités ci-dessus – venant à Clastres plutôt par Gauchet que par Rancière -, partageant les mêmes thématiques.

 

Concernant Clastres, il faut tout de même remarquer que le lien direct avec Rancière ne peut être, en effet, établi. D’ailleurs, l’auteur passe bien par Gauchet pour aboutir au duo qu’il veut établir. L’hypothèse est que l’analyse du rejet du pouvoir coercitif par les sociétés « sauvages » met la question de l’égalité au cœur des préoccupations de Clastres. Et l’auteur de compléter en précisant que, selon lui, un lecteur de Rancière lisant Clastres ne peut s’empêcher d’éprouver comme un air de famille entre les deux penseurs. Aussi est-ce à l’aide des analyses de Rancière que l’auteur établit l’existence au sein des communautés « primitives » d’une activité spécifiquement politique qui est restée inaperçue aux yeux de Gauchet.


C’est en ce point que Lefort entre en scène, en quelque sorte. Le point central nous reconduit ici – par l’intermédiaire de la théorie des deux corps du roi - à la question de la démocratie et à la question du vide qui la fonde, ainsi que de son articulation à la division sociale. Mais, précise l’auteur, Lefort dissout la question de la politique dans celle du pouvoir. C’est alors ce point qui fait l’objet du dernier développement de l’ouvrage.

 


Les discussions abordées dans cet ouvrage, toutefois un peu lourd, sont évidemment centrales pour la réflexion politique, en ce qu’elles concernent les conceptions de la démocratie et donc aussi la part que nous pouvons prendre à sa transformation (si elle est considérée comme une forme de gouvernement ou de société) ou à sa manifestation (si elle est considérée comme un mode de subjectivation). La part de Rancière dans les débats proposés demeure cependant entièrement construite par l’auteur. Cette construction requiert du lecteur une bonne connaissance des philosophes mis en scène dans l’ouvrage. Quoiqu’il en soit, il existe peu d’essais sur la pensée de Rancière, et peu qui se donnent les moyens d’une analyse comparative, ce qui pousse largement vers la lecture de cet ouvrage.