Révolutionnaire patriote radical, ou manoeuvrier avide et corrompu ? Lumières sur le mystère Danton.

Bien que la figure publique de Danton soit moins controversée que celle de Marat ou de Robespierre, force est de constater que l'orateur champenois a suscité des passions fort contradictoires et que sa mémoire, loin de clarifier son rôle dans la Révolution, a contribué à brouiller les lignes.

 

Était-il le fervent défenseur du sursaut national comme semblait l'indiquer son célèbre discours à l'Assemblée du 2 septembre 1792, clamant avec fougue et véhémence : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » ? Ou bien cet élan couvrait-il les agissements – et la débâcle – de Dumouriez en Belgique ? Figurait-il parmi les partisans avant-gardistes de la Terreur, ou bien se faisait-il le chantre de la modération chez les Indulgents ? Enfin, comment démêler les images contrastées du brillant tribun, ennemi de la tyrannie, et du corrompu prêt à sacrifier la Révolution sur l'autel de son enrichissement personnel ?

 

Sur ces interrogations, qui tracent autant de frontières entre des historiographies souvent plus soucieuses des problématiques du temps présent (ainsi du portrait républicain de Danton esquissé par Alphonse Aulard sous la IIIe République), un recueil de contributions apporte un nouvel éclairage. Attentives à replacer l'image de l'ancien ministre de la Justice dans le contexte de ses réceptions plurielles et à resituer les controverses dans leurs implications tant historiographiques que politiques, elles invitent à reconsidérer la place de Danton dans la dynamique révolutionnaire.

 

Entrer en Révolution

 

Philippe Tessier revient sur l'ascension sociale fulgurante, bien qu'incomplète, accomplie par Danton à la veille de la Révolution, lorsqu'il acquiert une charge d'avocat aux Conseils du roi. Matrice de l'opposition entre Alphonse Aulard et son élève Albert Mathiez, pour qui elle aurait été obtenue douteusement, la charge a été réellement investie par Danton. Son activité d'avocat lui permit à la fois de fortifier ses compétences juridiques, d'afficher un esprit combattif, et de côtoyer les hautes sphères du pouvoir, même s'il pâtit de la concurrence – sa clientèle restant vraisemblablement moins prestigieuse que celle d'officiers installés depuis longtemps dans les milieux de la robe.

 

La Révolution vint quelque peu bouleverser les plans du jeune avocat, et comme le signale Haim Burstin, les événements révolutionnaires ont occasionné une recomposition des positions dans les hiérarchies sociales. L'enjeu était de consolider des places et des fonctions antérieures tout en se recentrant et en minimisant les pertes. Contre toute téléologie, cette approche permet de prendre le pouls des incertitudes des situations individuelles, parfois « spontanées et irréfléchies »   , et, dans le cas de Danton, de montrer que son entrée dans la Révolution ne fut ni véritablement prématurée ni franchement résolue.

 

La Révolution inaugura dès lors un nouveau cycle où les itinéraires socioprofessionnels d'Ancien Régime trouvèrent une opportunité de se reconfigurer à la faveur des compétences liées à la maîtrise de la parole et de la plume. Le véritable banc d'essai de Danton fut incontestablement les assemblées du district des Cordeliers, véritable école de la Révolution, de ses vicissitudes et de ses codes, où un nouvel habitus politique put progressivement se forger. L'élection de Danton en tant que représentant à la Municipalité inaugura un nouveau recentrage, dans un rôle moins local nécessitant une habileté pragmatique plus importante. Tâtonnements, hésitations, reconversions, apprentissages, improvisations : tels semblent être les leitmotivs d'un nouvel univers politique qu'il fallait désormais apprivoiser.

 

Danton dans la dynamique révolutionnaire

 

L'un des grands mérites du recueil est d'interroger les attitudes aporétiques, fluctuantes et évolutives de Danton dans le cycle révolutionnaire. Ainsi, Côme Simien rappelle à quel point la distance relative du ministre de la Justice lors des massacres de septembre 1792, qu'il n'a vraisemblablement pas déclenchés mais qu'il n'a pas pour autant empêchés, a fourni aux Girondins un argument politique de poids leur permettant de jeter l'anathème sur des individus sanguinaires dévoyant la Révolution par leurs actes scélérats. Certes, dès l'été 1792, Danton théorisa et justifia le recours à la justice populaire à condition qu'elle fût l'ultime recours et qu'elle manifestât l'expression unanime de la volonté générale. Mais cela ne suffit en rien à prouver que le seing de la circulaire du 3 septembre destinée aux départements et les invitant à perpétuer les massacres ait été apposé par Danton.

 

La question est moins celle du rôle des individus dans le cours des événements que celle de la place de la violence révolutionnaire dans le temps long. Un double contexte intervient ici : le recours fréquent, dès avant 1789, aux émeutes populaires pour contourner des procédures judiciaires longues et dispendieuses – même si de récents travaux ont éloquemment mis en lumière la place de la non-violence en Révolution   –, et la menace latente d'un complot contre-révolutionnaire qui cristallisa les angoisses à l'été 1792   .

 

Moins connue est l'activité de commissaire de la Convention en Belgique dont Danton fut chargé entre novembre 1792 et mars 1793. Elle s'avère néanmoins essentielle dans la polarisation des polémiques à son égard, si bien que ses tentatives pour républicaniser et révolutionner la Belgique ont parfois été éclipsées au profit des liens douteux qu'il entretint avec le général Dumouriez. S'il est hasardeux d'en inférer que Danton n'a fait que servir de paravent aux ambitions personnelles du général, il est revanche certain que son soutien à la réunion des territoires belges à la France révolutionnaire n'entrait pas nécessairement en résonnance avec les intérêts de Dumouriez, et que l'épisode belge renforça, en dépit de son échec, sa position auprès de la Convention.

 

Dans un contexte où la République passa de la guerre défensive à la guerre offensive, Danton assura les fondements rhétoriques des frontières naturelles en endossant le rôle de médiateur entre les différents positionnements républicains. En ce sens, comme le signale Bernard Gainot, son discours du 31 janvier 1793 proclamant que les limites de la République « sont marquées par la nature » et que ses bornes émanent « de quatre coins de l'horizon, du côté du Rhin, du côté de l'Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes », parachève discursivement la légitimation de l'expansion territoriale belliqueuse de la République.

 

Par ailleurs, alors que l'historiographie se délecte d'associer Robespierre à la Terreur, au point de résumer celle-ci à la figure archétypale de l'Incorruptible, on oublie souvent la complexité – et la radicalité – des vues de Danton sur la question. Annie Jourdan, dans un article iconoclaste, propose de réinterroger l'utilisation dantonienne du champ sémantique de la terreur. Dès 1791, Danton en appela sans autre forme de procès à des « mesures terribles », à un « supplément de révolution », à une radicalisation du processus révolutionnaire et à une inflexibilité face aux ennemis de la Révolution.

 

Durant l'été 1793, cette position continua d'être tenue fermement et invariablement. Ses propos ne finirent pas s'adoucir que lorsqu'il fut acculé à se justifier de son absence à la Convention de septembre à décembre 1793, devant des Jacobins virulents stigmatisant ses absences, ses prétendues malversations, son enrichissement illégitime, tout en occultant la constance dont il put faire preuve. Anne de Mathan éclaire de son côté l'ambiguïté des positions de Danton, partisan du Tribunal révolutionnaire avant de pointer du doigt les abus de la Terreur, à l'aune des stratégies politiques qui les sous-tendent, même si l'indulgence finit par se retourner contre l'un de ses instigateurs.

 

Robespierristes versus dantonistes

 

La querelle quant à la responsabilité de Danton dans les massacres de 1792 a largement épousé les lignes de clivage des controverses historiographiques opposant les historiens dantonistes de la IIIe République (Alphonse Aulard, Antonin Dubost), soucieux d'ériger Danton en égérie du républicanisme patriotique, quitte à minimiser son implication dans les événements de septembre, et les historiens robespierristes à l'instar de Mathiez, selon lesquels le tribun aurait non seulement endossé la pleine responsabilité des massacres mais aurait même secrètement souhaité placer le duc de Chartres sur le trône   . Alric Mabire établit ainsi la genèse du débat historiographique ayant opposé Aulard à Mathiez, étroitement conditionné par les différences générationnelles entre les deux historiens.

 

Le duel Danton/Robespierre apparaît donc comme une construction historiographique postérieure, dénuée d'ancrage dans la réalité révolutionnaire. Au contraire, Hervé Leuwers a soin de montrer que leur parcours politique ne fut pas jalonné d'irrévocables oppositions qui auraient formé le creuset de leurs positionnements politiques respectifs, même si leurs rivalités ultérieures ont éclipsé leurs ennemis communs (Marat, La Fayette) et les stratégies d'entraide qu'ils déployèrent – sans omettre que la population parisienne continua de les surnommer tous deux « les colonnes de la Révolution » à l'hiver 1793-1794. D'ailleurs, Robespierre persista longuement à excuser les atermoiements de son concitoyen, notamment lorsque sa probité morale fut mise à l'épreuve à son retour de Belgique, et encore lorsque Danton ne se positionna pas ouvertement contre la sévère diatribe envers le gouvernement relayée par le numéro IV du Vieux Cordelier, en janvier 1794. L'Incorruptible hésita grandement avant de répudier l'ancien ministre de la Justice, et quand il se résolut à le faire, l'enjeu était bel et bien de sauvegarder l'unité du comité de Salut public.

 

Postérités de Danton

 

La mémoire du tribun est aussi hétéroclite que les entreprises politiques qui l'orientent et la conditionnent. La maxime apocryphe que Danton aurait prononcée avant de monter sur l'échafaud : « Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine », révèle ainsi l'entreprise de sublimation d'un martyr de la modération victime de la geste robespierriste, édifiée par l'historiographie de la IIIe République, comme le souligne Michel Biard.

 

La postérité théâtrale de Danton offre également une clé de lecture pertinente de sa mémoire, alors même que l'imaginaire scénique n'a cessé de structurer son art oratoire. Les huit pièces qui forment le théâtre de la Révolution de Romain Rolland ont justement participé de la fixation des schèmes communs de la mémoire de Danton, dans la droite lignée de l'historiographie républicaine ayant fait entrer au Panthéon mémoriel le promoteur d'une République modérée, laïque et éclairée. Philippe Bourdin rappelle également à quel point la figure de Danton a inspiré Jerzy Krasowski et Andrzej Wajda, et que la réception ultérieure du film réalisé par le second dans le contexte des luttes de Solidarność en Pologne a joué un rôle crucial. C'est que la culture visuelle n'a pas été indifférente aux modalités de la diffusion des stéréotypes forgés sur Danton, comme l'indiquent Annie Duprat et Pascal Dupuy, qui analysent conjointement la production iconographique autour du tribun. Le pinceau et la plume figent des topoï solidement enracinés dans la mémoire collective : ceux d'un orateur vigoureux au visage difforme, à l'appétit sexuel débordant, incarnant chez les contre-révolutionnaires les dérives pernicieuses du jacobinisme. 

 

La vénalité – supposée mais non avérée – de Danton a également fait couler beaucoup d'encre, et a dessiné les contours de débats historiographiques houleux. Richard Flamein suggère de ne pas en rester à ces oppositions frontales et d'interroger les relations conflictuelles qui se nouent entre les pratiques politico-financières vénales de l'Ancien Régime et un nouvel ethos révolutionnaire bannissant la corruption de son idéal politique. Ces nouvelles interrogations permettent de dépasser une vision trop individualisante des collusions entre intérêts publics et privés et de replacer au centre de l'analyse le « sens politique de l'action ». Que Danton et une partie de son entourages aient été membres du club orléaniste de Valois, dont le réseau lia les milieux de la finance et de la banque, n'induit pas nécessairement une participation active à la Société, lorsque les structures d'appartenance et de sociabilités sont encore multiples au début de la Révolution : « la volatilité des appartenances peut aussi traduire une circulation singulière des influences entre clubs, dont nous ignorons presque tout »   .

 

 

Les différentes contributions donnent à voir un Danton complexe, indissociable de ses représentations contemporaine et postérieure, et cherchent à mesurer la distorsion entre le mythe et l'Histoire. L'ensemble est d'une grande cohérence, et la structuration chronologique n'empêche pas des chapitres plus thématiques, ce qui confère à l'ouvrage une grande clarté. Même s'il ne saurait faire office de biographie et qu'une connaissance minimale de l'histoire de la Révolution française est requise, ce livre embrasse suffisamment de dimensions du parcours de Danton pour en éclairer le sens. Si certains points auraient pu faire l'objet de contributions à part entière (la place et la mémoire de Danton dans le mouvement abolitionniste, les représentations du tribun à la télévision et au cinéma), chaque article offre un éclairage nuancé sur celui que les contre-révolutionnaires se plaisaient à appeler le « Mirabeau du ruisseau »