Une tentative originale – mais glissante - de théorisation de l’hypnothérapie.
 

François Roustang vient de réunir chez O. Jacob trois de ses derniers essais sur l’hypnose : La Fin de la plainte (2000), Il suffit d’un geste (2003), Savoir attendre pour que la vie change (2006). L’auteur est un cas dans le paysage intellectuel et thérapeutique français : prêtre jésuite dans les années 50 (jusqu’à sa destitution par le pape Paul VI, à la suite d’un article qu’il écrivit sur les effets du Vatican II), il est devenu psychanalyste à partir de 1965 et membre de l’association de J. Lacan, l’Ecole Freudienne de Paris. Auteur d’un ouvrage sur les relations entre Freud et ses élèves (Un destin si funeste, 1976) et d’un travail critique sur la soumission des psychanalystes à Lacan (Lacan, de l’équivoque à l’impasse, 1986), il se désintéresse progressivement de la psychanalyse dans les années 80. Il rompt définitivement avec la théorie de l’inconscient en 1983 pour se consacrer à la thérapeutique par l’hypnose. Formé par Judith Fleiss (elle-même élève de Milton H. Erickson), F. Roustang a donc fait partie des tout premiers représentants du renouveau de l’hypnose en France.

 

Depuis Qu’est-ce que l’hypnose ? (1994), il cherche à théoriser l’hypnothérapie, cette pratique empirique, qui a donné lieu à une technique plus ou moins formalisée, et qui peine à expliquer ce qui la rend opérante et à rendre compte de sa visée. La réédition des essais de F. Roustang dans Jamais contre, d’abord est l’occasion de faire un premier bilan de sa pensée. Quatre piliers soutiennent son travail théorique : ses prises de position sur la psychanalyse, sa pratique de la thérapie ericksonienne, son adhésion à l’art de vivre du Tao (la « Voie » en chinois), et certaines références philosophiques, wittgensteiniennes en particulier.

 

La Fin de la plainte et le début d’un nouvel art de vivre

 

Dans La Fin de la plainte, le propos de F. Roustang est déjà en grande partie construit : la pratique de l’hypnose s’est imposée à lui comme une « solution » pour en finir avec la plainte et les interminables interrogations nombrilistes que la psychanalyse et les différentes pratiques thérapeutiques occidentales encourageraient. Au contraire, l’hypnothérapie introduit à un art de vive en harmonie avec l’ordre de l’univers, à partir de quelques exercices qui permettent au patient de retrouver l’unité de son esprit et de son corps et de laisser s’installer un style de relations plus juste et plus ouvert entre son environnement et lui-même.

 

Pour s’engager dans cette démarche, il faut accepter de voir vaciller la statue de Narcisse, cette triste figure de la prétention de la pensée occidentale à mieux se connaître par une introspection « inutile » et délétère. F. Roustang lui oppose Psyché, jeune femme aimée d’Eros aussi longtemps qu’elle accepte de renoncer à le connaître et qu’elle se livre à lui par le seul toucher. Plus que le toucher, c’est le rôle de « l’espace et du mouvement dans l’espace » que François Roustang promeut. Mais la métaphore du « toucher » lui donne l’occasion de répondre aux accusations de « manipulation » portées autrefois par Freud contre l’hypnose car, littéralement, le terme renvoie à l’usage de la main. En réalité, pour F. Roustang, jamais l’on ne cesse, en psychothérapie, de manipuler par la suggestion. Le reconnaître permet de rendre compte un peu précisément du savoir-faire qui sous-tend l’efficacité d’un thérapeute, mais que les psychanalystes renoncent toujours à décrire.

 

Ce qui donne au thérapeute la faculté de mettre fin à l’« inhibition » et à la « rigidité » du patient, c’est sa capacité à accéder à la singularité du patient par une perception globale – tous sens confondus - sur la base d’une confiance en ses propres sens et d’un rapport délié au monde et à l’espace. Cette disposition du thérapeute aide le patient à retrouver sa liberté de « mouvement ». Dans cette pratique, les paroles occupent une place tout à fait secondaire. Elles interviennent à titre instrumental, tandis qu’opère la présence attentive d’un thérapeute libéré des entraves de la pensée ou du savoir constitué. Pour réussir dans cette entreprise, il faut encore que le thérapeute soit soutenu par un désir de guérir, qu’il n’ait pas d’intention particulière, et qu’enfin il soit indifférent au résultat du travail engagé avec le patient. Cette disposition paradoxale, F. Roustang la traduit dans une expression boiteuse en écrivant que l’hypnothérapeute « s’attend que » le patient change.

 

La sensation de « lâcher-prise » que renvoie l’hypnothérapeute, le patient peut en faire l’expérience dans l’hypnose. La rupture avec ses habitudes de vie et avec sa sensorialité lui permet d’éprouver le « pur sentiment d’exister » - non sans angoisse. S’il n’est pas retenu par la peur, le patient peut d’ailleurs aller jusqu’à se sentir devenir un avec un objet (le fauteuil sur lequel il est installé par exemple). L’acte thérapeutique autoriserait ainsi à rejoindre une harmonie universelle qui le précède, écrit F. Roustang en se référant à la pensée du « Tao ».

 

Il suffit d’un geste pour retrouver son assise dans la vie

 

Trois ans plus tard, dans Il suffit d’un geste, F. Roustang reprendra les mêmes idées en mettant l’accent sur l’art du « vivre ensemble » auquel introduit la thérapeutique par l’hypnose. Car si le plaisir d’être vivant s’expérimente dans la solitude, ce qui est rétabli par l’expérience de l’hypnothérapie, c’est toute la vie « relationnelle » avec l’entourage : le patient s’ouvre et s’autorise un nouvel art de vivre. A l’individualisme des sociétés occidentales, F. Roustang oppose de plus en plus la référence à des systèmes de pensée disjoints de la pensée occidentale. Pour parler de ce qui est recherché par l’état de la transe hypnotique, il ne parle plus seulement de « savoir global », mais recourt désormais au concept du « holisme » créé par L. Dumont à propos du fonctionnement des sociétés indiennes. Un peu plus loin dans son essai, François Roustang inventera le néologisme de « perceptude » pour souligner l’originalité de ce type de sensation.

 

F. Roustang prolonge la réflexion de son essai dans deux directions que son travail ultérieur confirmera : décrire de plus en plus précisément la façon dont il se sert de l’hypnose dans sa démarche thérapeutique, et répondre aux critiques portées contre sa théorie. Dans la technique qu’il utilise, ce qui redonnera au patient son assiette dans la vie, c’est tout le travail réalisé sur sa « posture », à travers l’infinitésimal et lent mouvement de la main, de la hanche, pour trouver une assise équilibrée. Si cet exercice est un canal privilégié pour retrouver ses possibilités de souplesse et de mouvement et laisser faire le travail de la vie en soi, il faut reconnaître que les patients, bien souvent, ont peur de voir le flot de la vie circuler à nouveau dans leurs veines, nous dit F. Roustang. Qu’une plainte accompagne le retour de la vie est inévitable, et « s’en défendre est la première façon de respecter [la vie] »   . Celui qui se présentera en 2015 comme « jamais contre » avait semblé écrire La Fin de la plainte en décriant (ou en prenant ouvertement « à la légère ») une plainte qui n’est jamais qu’une forme très courante de la résistance. Difficile de ne pas voir dans ce retour critique et cette ré-flexion sur sa propre pensée le travail dialectique de qui a entendu, dans l’écho renvoyé par son public, sa propre résistance à la plainte.

 

Savoir attendre … la légitimation de l’hypnothérapie

 

La question de la plainte, de nouveau, ouvre Savoir attendre : le patient risque de préférer la plainte au changement s’il appréhende le coût d’une transformation comme plus élevé que le prix qu’il paye actuellement en souffrant. Mais dans ce nouvel essai, l’auteur répond surtout à un certain nombre de critiques et de demandes d’explications auxquelles il semble avoir été confronté : à quel moment de la thérapie fait-il appel à l’hypnose ? Comment parvient-il à vouloir la guérison tout en étant indifférent au résultat ? Pourquoi ravaler tout savoir au savoir instrumental ? Quid du savoir fécondé par la souffrance, en particulier chez celui qui a su lui faire traverser l’épreuve de l’oubli ? Mais l’auteur se défend surtout de l’accusation d’anti-intellectualisme.

 

Dans ce dernier ouvrage, les références semblent avoir été convoquées en abondance pour parer aux critiques. Wittgenstein en particulier intervient et apporte sa caution de légitimité. Et qu’importe si les citations sont sorties de leur contexte, F. Roustang fait dire au philosophe que « Les problèmes difficiles doivent tous se résoudre d’eux-mêmes devant nos yeux », laissant à la formule le soin de résumer la pensée pourtant complexe de Wittgenstein. C’est avec la même méthode que le philosophe contemporain V. Descombes est sollicité par F. Roustang pour poser que la description juste d’un acte peut rendre compte à elle seule de son intention (« Dire ce que fait l’agent et dire pourquoi il le fait sont deux façons de décrire la même chose »).

 

De la confusion dans la transe à la confusion théorique

 

F. Roustang ne fait pas grand cas du travail de conceptualisation et lui préfère souvent l’analogie, y compris quand il parle d’une notion aussi construite que celle de l’inconscient, qui serait pour lui « quelque réceptacle que d’aucuns nomment inconscient » « cont[enant] » les « possibles auxquels ouvre l’angoisse »   . L’imprécision dans le travail théorique est assumée au même titre que la confusion dans la transe. Les approximations sont légion et ne sont concurrencées que par l’ambition du propos : dans le « Petit Guide du changement » que F. Roustang insère entre son premier et son deuxième essai, n’affirme-t-il pas par exemple que « La raison du malaise, de la souffrance ou du symptôme est la mauvaise qualité de la relation à soi, aux autres et à l’environnement. Pour modifier cette qualité, il est nécessaire de refondre correctement cette relation. Mais refondre cette relation suppose que l’on fasse retour à l’origine de toute relation et que cette origine soit donnée en tant que telle »   . Déclaration parmi d’autres, où s’entend la confusion entre l’explication causale et la description plus fine puisque « la mauvaise qualité de la relation à soi » peut être une manière de préciser le type de « malaise », mais ne peut en aucun cas prétendre élucider quoi que ce soit (la cause de la « mauvais relation à soi » reste inexpliquée). On s’interroge sur ce que serait la « refonte » d’une relation aux autres, et plus encore sur le « retour à l’origine de toute relation » qui permettrait cette refonte. Quelle fascination obscure a-t-elle amené F. Roustang à regarder le « retour à l’origine » comme la solution ?

 

A une certaine désinvolture avec la précision théorique s’ajoute chez F. Roustang l’adhésion sans réserve aux impératifs de l’urgence et du pragmatisme, comme dans nombre de thérapies à succès : « Il faut seulement se demander si c’est efficace », écrit celui qui aime à mettre en avant la bienheureuse simplicité de sa méthode (ne « suffit »-il pas d’un geste pour que le patient se sente mieux ?). L’absence de pensée et de réflexion sont d’ailleurs une des conditions du succès de l’hypnothérapie. Le choix d’un titre qui peut s’entendre comme une expression d’enfant (« Jamais contre, d’abord ! ») visait peut-être déjà à affirmer la supériorité de la simplicité. L’auteur ne dit pas comment il concilie cet acte de foi dans la non-réflexivité et le souci qui l’anime de corriger toujours sa propre pensée, quitte à la remettre en question complètement, comme son parcours en atteste amplement.

 

Le terrain glissant du retour à l’« état vivant »

 

F. Roustang a été accusé par des psychanalystes de favoriser l’aliénation du patient en visant son bien-être sans revenir sur son système de croyance. A quoi l’hypnothérareute répond qu’il vise une « mise en mouvement » et jamais quelque conformité que ce soit. L’hypnothérapie « néglige le sens », et le patient ne trouve de bien-fondé que dans la seule certitude de son « état vivant ».

 

Qui ne voit pourtant que cette référence à la biologie comme noyau de la certitude renvoie à une idéologie naturaliste de triste mémoire, et qu’en ravalant comme secondaire la spécificité humaine qu’est le langage, F. Roustang emprunte une pente qui autorise tous les glissements ? Plus que la spiritualité dont la thèse de Roustang a souvent été accusée en raison sans doute de ses références à la pensée chinoise, c’est le naturalisme de la pensée de F. Roustang qui nous paraît particulièrement glissant. Chez lui, l’acte de foi dans l’« état vivant » donne lieu, comme autrefois dans la pensée vitaliste de H. Bergson, à la valorisation du « mouvement », au point que les maux dont souffrent les patients – pourtant regardés comme singuliers – semblent pouvoir être ramenés à un dénominateur commun : l’entrave au mouvement. La visée du travail est « de mettre fin à l’inhibition et la rigidité pour que le patient, devenu agent, retrouve son mouvement »   . A lire une telle déclaration, on s’interroge sur la façon dont F. Roustang, qui refuse ouvertement tout diagnostic, travaille avec des patients psychotiques.

 

Le caractère très hasardeux de la tentative de construction théorique de F. Roustang est d’autant plus regrettable que l’auteur met le doigt sur des apories de la psychanalyse et sur des difficultés que la théorie freudienne et sa refonte lacanienne rencontrent dans leur mise en pratique. Que la psychanalyse fasse les frais de ses inévitables concessions à l’introspection là où Freud recommandait de s’introduire à la logique des associations libres, tout le monde l’a observé. Que des cures se prolongent et favorisent une infinie auto-observation sans toujours permettre de s’en sortir, que certaines d’entre elles débouchent sur l’assomption d’une demande à laquelle elles ont laissé libre cours, il y a là aussi un constat qui mérite toujours d’être rappelé. La critique de F. Roustang porte juste aussi lorsque, dans le contexte de cures prolongées pendant des décennies telles qu’on les connaît en France, la finalité du travail thérapeutique est suspendue (la guérison ne peut venir que « de surcroît »), quand bien même on reconnaît la nécessité logique de cette suspension. Enfin, si l’auteur de Jamais contre, d’abord croit nécessaire de réaffirmer avec force l’unité du corps et de l’esprit, c’est bien que la théorie de la « pulsion » freudienne, re-déployée par Lacan, peine à être entendue.

 

Par son revirement, F. Roustang pointe un certain nombre de difficultés, de la psychanalyse en particulier, et cherche à chaque fois à trouver une issue. Il faut reconnaître l’engagement thérapeutique de ce clinicien qui est « contre » au moins une chose : le renoncement. Mais, autant l’auteur de Jamais contre, d’abord est convaincant lorsqu’il affirme le bienfait que sa pratique apporte à ses patients (on ne voit pas pourquoi on ne lui ferait pas crédit de réels succès thérapeutiques), autant la tentative de construction théorique très personnelle à laquelle il s’essaye réveille de vieux démons en redéployant une forme de naturalisme et en valorisant la simplicité contre la complexité de la pensée.