L’étrange décès du mathématicien Alan Turing entraîne un jeune inspecteur de police sur les traces d’un secret militaire...

 

Le 7 juin 1954, Alan Turing, célèbre mathématicien anglais (réel), se suicide en mangeant une pomme empoisonnée au cyanure. C’est le point de départ du roman de David Lagercrantz, qui met en scène l’inspecteur (fictif) Leonard Corell, chargé de mener l’enquête. En reconstruisant les circonstances de la mort de Turing, Corell est amené à enquêter sur son passé : il découvre notamment que Turing est homosexuel, et a été condamné pour cela – c’est « l’indécence manifeste » qui donne son titre au roman. Le personnage intrigue Corell, qui, dans une ambiance lourde, entre suspicions d’espionnage et entraves administratives, cherche à approfondir son enquête. En interrogeant les amis et les collaborateurs de Turing, il découvre surtout que le mathématicien a joué un rôle capital pendant la seconde guerre mondiale : il a en effet participé à la fabrication d’une machine à calculer qui a permis de briser les codes nazis. Comme dans tout polar qui se respecte, l’enquête recoupe les failles de l’enquêteur : le propre père de Corell s’est suicidé, ce qui l’a empêché de faire des études à Cambridge et de devenir chercheur comme il le souhaitait.

 

Une narration qui peine à établir les codes du thriller

 

Sur ce canevas, David Lagercrantz brode une histoire qui n’en est pas une. Le quatrième de couverture vante un « thriller hybride entêtant » : or ce n’est rien de tout cela. Il n’y a pas le moindre frisson, aucun suspense, aucune action. Il ne s’agit même pas d’un roman policier : on n’y court après nul meurtrier, on n’y résout aucun mystère. Corell se contente de boire des bières en écoutant les gens lui parler de Turing – de très, très longues pages visant laborieusement à reconstruire le paysage intellectuel des mathématiques des années 30, entre Gödel et Wittgenstein. Pour le lecteur que cela intéresserait, autant lire un Que sais-je ? : c’est plus instructif, et tout aussi distrayant. La plupart des personnages sont maladroitement décrits, n’apparaissant que pendant quelques pages pour jouer des rôles caricaturaux : le méchant chef toujours prêt à mettre des bâtons dans les roues au héros, le gentil collègue, la brave tante homosexuelle qui force Corell à reconsidérer ce qu’il voyait comme une perversion... Le héros lui-même n’est ni sympathique ni antipathique : il n’est pas, tant son caractère est artificiel, comme si l’auteur cochait des cases : suicide du père, travail ingrat, problèmes avec les femmes, alcoolisme,... et pourtant on assiste un "happy end" final, aussi peu crédible qu’inutile. L’intrigue, surtout, progresse avec la légèreté et la finesse d’une notice Wikipédia, à grand coups de flashbacks inutiles, de focalisations incohérentes et d’erreurs de construction narratives. La question de l’homosexualité de Turing, qui donne son titre au livre, disparaît ainsi vers la moitié du livre, alors qu’elle aurait pu être le nœud de l’affaire. Ajoutons que l’ouvrage est mal écrit – ou encore peut-on lancer l'hypothèse d'une mauvaise traduction – et que les erreurs de concordance des temps et les coquilles (citons par exemple le joli lapsus qui pousse un personnage à jurer « non de Dieu ») rendent la lecture souvent pénible.

 

Un livre déficient quant à la notoriété de son sujet

 

Finalement, le roman, outre ses défauts formels, ne marche pas. Tout le suspense semble être construit autour de la question des activités de Turing pendant la guerre : Corell tente de relier les pièces, le goût de Turing pour la cryptologie ainsi que sa volonté de construire une machine intelligente, sa protection par les services secrets, ainsi de suite, jusqu’à ce que – au bout de trois cent pages de douloureuses cogitations – une intuition lui livre la clé de l’énigme. Or cela ne marche pas, car la personnalité de de Turing n’est pas inconnue pour le lecteur français : on ne trouve pas moins de quatre biographies écrites ces quinze dernières années. Très présent dans des documentaires, des émissions de radio, et même un roman graphique récent   . Et, surtout, son rôle pendant la guerre est le cœur d’un film sorti il y a quelques mois, Imitation Game, réalisé par Morten Tyldum : Benedict Cumberbatch y interprétait le génial mathématicien. Toutes ces œuvres jouent donc comme autant de spoilers qui empêchent tout suspense dans le roman de Lagercrantz : dès lors qu’on sait qu’Alan Turing est considéré comme le père de l’informatique moderne et de l’intelligence artificielle, le roman tombe littéralement à l’eau. Problème de timing, donc, qui interroge moins le travail de l’auteur – le roman date de 2009, et on peut imaginer que Turing est moins connu en Suède qu’en France – que le choix de l’éditeur de traduire et de vendre cet ouvrage aujourd’hui

 

David Lagercrantz,

Indécence manifeste

trad. Rémi Cassaigne

Actes Sud (coll. Actes noirs), 2016

384 p., 23 euros