Tous les jeudi, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, quand commence le Ramadan ?

 

 

Revoici le mois du Ramadan, qui durera cette année du 6 juin au 4 juillet : un mois de jeûne prescrit par la religion musulmane, qui est aussi l’occasion pour beaucoup de resserrer les liens lors des dîners d’iftar, de rupture du jeûne, ainsi que des fêtes. Depuis les réunions familiales jusqu’aux célébrations religieuses - Laylat al-Qadr par exemple, la nuit du destin, celle qu’on passe en prière dans une mosquée en souvenir de la première apparition de l’archange Gabriel à Mohamed – nombreux sont les évènements qui rythment ce mois si particulier du calendrier lunaire : le mois le plus saint où la révélation coranique est descendue sur le Prophète.

 

Le jeûne, et puis quoi encore ?

 

Tout musulman y est théoriquement tenu, car le Ramadan est l’un des cinq piliers de l’islam. À première vue, la théorie est stricte ; on observe le saoum : un jeûne complet, que certains traduisent aussi par carême, et qui inclut nourriture, boisson, relations sexuelles, cigarettes, etc. Seules exceptions : les malades, les voyageurs, les femmes enceintes ou celles qui ont leurs règles. Attention, en théorie, il faudrait rattraper avant l’année d’après ! Le jeûne commence avec le premier appel à la prière, celui de l’aube, et se rompt avec le quatrième et avant-dernier, au coucher du soleil : celui qu’on appelle l’occidental ou al-maghrib.

 

Mais comme dans chaque religion, les sociétés et les individus s’approprient à leur manière les prescriptions du dogme. Une bonne histoire circule à ce propos : une de ces fables à morale concernant un imam mythique de l’Anatolie seldjoukide, Nasreddin Hoca. Les Seldjoukides, dynastie d’origine turque, ont maîtrisé un empire allant du Proche Orient jusqu’à l’Asie Centrale, entre le XIe et le XIIIe siècle, mais la renommée de Nasreddin Hoca s’étend bien plus loin : elle dépasse les frontières du monde musulman, et ses histoires mises à l’écrit dès le XVIe siècle nous sont parvenues en grand nombre.

 

Nasreddin Hoca et le Ramadan

 

Un jour – les Turcs diraient « quand le temps était dans le temps », histoire de dire « il était une fois » –, Nasreddin Hoca faisait Ramadan. Il tient le jeûne avec sérieux, et pour ne pas se perdre dans le décompte des jours, il enlève chaque jour une pierre dans une cruche qui en contient trente. Mais son fils lui joue un bon tour : il verse dans la cruche des poignées de pierre : et voilà la mesure du temps chamboulée. Comme l’indique son nom, Nasreddin est Hoca, c’est-à-dire qu’il est un savant, et une autorité religieuse locale. Son village compte donc sur lui pour encadrer le respect du dogme. Mais lorsqu’un homme vient se renseigner pour connaître le décompte des jours, le Hoca vide la cruche et se trouve bien en peine de répondre. Dans le doute, il affirme qu’il reste 45 jours de ramadan, rien que ça. Et parce que son interlocuteur s’étonne il précise : « mieux vaut me faire confiance, car si tu dois croire la cruche il restera 145 jours de jeûne ! »

 

La fable est très connue : elle existe sous différentes formes de la Chine aux Balkans   .  L’histoire devait faire rire – elle devait aussi faire un peu peur : 145 jours de jeûne c’est la moitié de l’année ! Heureusement le Hoca, derrière ses apparences de gentil grand-père, est aussi un sage pragmatique. D’ailleurs ne dit-on pas qu’il s’assied à l’envers sur sa monture pour mieux surveiller ses élèves turbulents qui marchent derrière, puisque l’âne connaît mieux le chemin que quiconque, et qu’il n’est donc nul besoin de le guider ? La morale de la fable est claire : aucune autorité n’a le savoir parfait, alors on fera au mieux.

 

Mais quand commence le Ramadan ?

 

Si Nasreddin a du mal à savoir quand finit le Ramadan, nous-mêmes avons parfois du mal à comprendre quand il commence. Car la question des dates du Ramadan repose une question essentielle de l’islam : qui doit décider ? Aucun pouvoir musulman central n’existe pour coordonner les différents pôles de légitimité et d’autorité, et donc plusieurs méthodes sont en compétition.

 

Puisque le Ramadan commence théoriquement à la nouvelle lune, on peut se fonder sur l’observation locale. Mais alors d’une part le Ramadan ne commence pas partout au même moment, et d’autre part sa date ne peut être fixée très longtemps à l’avance. L’autre solution est de se fonder sur un calcul astronomique : c’est la méthode dite scientifique. Mais il n’est pas dit que toutes les mosquées vont l’accepter, et comme il n’y a pas de voix unique, il ne suffit pas de trancher, il faut convaincre.

 

Cette année le Conseil Théologique Musulman de France, qui opte pour l’observation scientifique, prend bien soin de rappeler qu’il n’est pas isolé dans son choix, et qu’il est suivi par exemple par le Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche scientifique et par l’essentiel des mosquées du pays. L’appel a été formulé depuis plus de deux mois. L’accumulation des légitimités n’est pas vaine : le tout jeune Conseil Théologique Musulman peut voir son autorité contredite par d’autres instances de décisions. Ainsi, en 2013, quand c’était le Conseil Français du Culte Musulman qui tranchait, la très prestigieuse Mosquée de Paris ne s’était pas ralliée à son avis : tandis que certains musulmans avaient commencé le Ramadan le 9 juillet, d’autres avaient attendu le 10. En fait la question des dates du Ramadan est très actuelle, puisqu’à travers elle on se demande qui doit structurer la communauté.

 

Le Ramadan est à ceux qui le font

 

Là-dessus le Coran n’est pas d’une grande aide : dans le Coran le Ramadan ne veut rien dire d’autre que le mois d’été où la Révélation fut entendue. Ce mot veut d’ailleurs dire qu’il faisait très chaud, parce qu’on était dans le désert, et que le mois de Ramadan tombait toujours en été ! Car comme le rappelle Jacqueline Chabbi dans son ouvrage tout récent, Les trois piliers de l’islam, la Péninsule arabique du VIIe siècle était dotée d’un calendrier luni-solaire : en intercalant un mois supplémentaire tous les trois ans pour ne pas trop se décaler par rapport au rythme des saisons. Il n’y avait pas encore de jeûne, car celui-ci se développe plus tard en signe de respect, et il n’y avait pas non plus de problème pour compter les jours !

 

Finalement l’histoire de Nasreddin Hoca n’est pas si bête : la question n’est pas tant de savoir combien de pierres il reste dans la cruche, mais plutôt de se demander qui a le droit de compter les pierres. Si Nasreddin Hoca avait vraiment existé, il aurait sans doute eu à faire face à un peu moins de détachement : vivant dans un empire dominé par les Turcs, convertis à l’islam sunnite depuis le XIe siècle seulement, il aurait sans doute été confronté à la rigueur des Ulémas, ces savants religieux formés dans les madrasas que le pouvoir en place développait. Mais tandis que chaque époque apporte à ces questions des solutions propres aux rapports de force en place, dans les contes la réponse est bien plus simple : elle se situe hors de toute chronologie, « quand le temps était dans le temps ».

 

Pour aller plus loin :

- Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, lecture anthropologique du Coran, Seuil, 2016.

- Mohammed Ali Amir Moezzi, Dictionnaire du Coran, Laffont, 2007.

- Takashi Imashiro et Jean-Louis Maunoury, Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, Phoebus, 2002.
 

 

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