Un ouvrage qui fait le point sur la situation géopolitique et nationale de la Russie, en questionnant ses rapports ambigus avec la communauté internationale.

Si la crise ukrainienne a remis au goût du jour l’ancienne notion d’« empire du mal » en vogue dans les milieux atlantistes, c’est oublier que la Russie est à son tour frappée par la peur. Cette crainte est justifiée par l’ampleur des bouleversements en cascades (économiques, frontaliers, politiques, idéologiques, culturels etc.) qui ont frappé le pays sans transition à l’aube des années 1990. Dans cet ouvrage synthétique appelé à servir de manuel de géopolitique de la Russie, les auteurs décodent le fonctionnement d’une puissance profondément ébranlée qui garde un souvenir humiliant de l’éclatement de l’URSS. La difficile maîtrise de son territoire, des frontières non stabilisées, des irrédentismes ethniques dans sa périphérie, des fragilités spatiales consécutives d’une politique régionale trop centralisée et un inexorable déclin démographique, jettent un voile d’incertitude sur cette nation en quête de son éclat d’antan.

D’où la question suivante : sommes-nous face à un pays en déclin qui a raté son intégration dans le monde occidental ? Moscou a-t-il laissé passer la chance de se réformer en profondeur ? Cela pourrait-il expliquer son repli militariste et nationaliste qui joue la carte du perturbateur de la communauté internationale en brandissant sa « capacité de nuisance » ? Pour répondre à ces interrogations, les auteurs explorent les fragmentations d’une société encore traumatisée par les années Eltsine, et qui a gardé un amer souvenir d’une démocratisation à l’occidentale synonyme de capitalisme sauvage et de chute du niveau de vie. C’est également l’occasion pour les auteurs de faire le point sur les particularismes de l’économie russe, sa place dans la mondialisation, mais aussi sur l’écart croissant des valeurs culturelles. Sceptiques quant à la longévité des constructions idéologiques et politiques poutiniennes, les auteurs s’inquiètent de l’actuelle dérive autoritaire du Kremlin. Ce raidissement irait de pair avec l’absence de renouvellement des élites (au pouvoir depuis 2000) et le manque de souplesse pour s’adapter aux réalités mouvantes du monde actuel.

De son côté le conflit ukrainien ravive l’extrême porosité des frontières du monde russe, notamment la relation asymétrique de Moscou vis-à-vis de son étranger proche. L’échec des nombreux projets d’intégration régionale dans le cadre de la CEI démontre en effet l’incapacité de Moscou à « définir une stratégie claire de relation avec les anciennes républiques soviétiques ». Le Kremlin navigue constamment entre des déclarations d’intention pour un partenariat équilibré et mutuellement avantageux d’une part et la tentation d’imposer sa propre vision des choses d’autre part.

L’histoire récente de la Russie est avant tout celle d’un pays partagé entre ses aspirations réformatrices et la crainte d’une société libérale, et tiraillé entre le repli et l’intégration. La société russe est aujourd’hui ébranlée par la fragilisation du consensus interne entre « majorité » et « minorités », entre russes et russien, terme qui englobe les citoyens non russes de la Fédération (20%) autour d’un patriotisme civique qui transcende l’appartenance ethno confessionnelle. Ce consensus identitaire qui se poursuit avec Poutine est notamment fragilisé par l’officialisation de l’Eglise orthodoxe comme bras droit de l’Etat. Mais il est également miné par des contradictions flagrantes, à l’image du discours schizophrénique des manuels d’histoire de Tchétchénie entre ceux qui louent l’intégration pacifique à l’Empire, et ceux qui exaltent au contraire la résistance au colonialisme russe. Ces tensions identitaires sont de surcroît accentuées par la peur de la disparition démographique et par l’évolution des équilibres ethniques au sein de la Fédération.