Du trouble au potentiel créatif, le mouvement représente un objet fécond pour la compréhension de la genèse de la vie psychique.

Au départ de cette réflexion collective se trouve peut-être la plus quotidienne et la plus fondamentale des expériences humaines : le mouvement, par lequel chacun agit sur le monde, se montre, s’exprime et comprend les autres. Décisif, le mouvement l’est aussi parce qu’avant toute parole, il est l’expérience dans laquelle se constitue la psyché, et la créativité. Dans Le Mouvement : entre psychopathologie et créativité, les différents auteurs de cette réflexion collective s’accordent ainsi à rendre compte de la nécessité d’envisager les mouvements de l’enfant et de l’adolescent du point de vue des sens, au prisme de la métapsychologie psychanalytique.

 

Le mouvement : de la naissance de la psyché à la créativité

 

Les premières contributions invitent le lecteur à questionner les différentes formes psychopathologiques sous l’angle du mouvement, afin d’en dégager ce qu’elles nous apprennent de la construction singulière du sujet par les sens. A cet égard, l’établissement d’un lien étroit entre psychopathologie et créativité   restaure l’approche « économique » freudienne, comme point de départ d’un modèle de compréhension des défenses psychiques à l’œuvre et des destins pulsionnels de l’enfant en développement. Empruntant le référentiel contemporain des troubles des apprentissages – dyspraxie et TDAH (Trouble de déficit attentionnel avec hyperactivité) –, les auteurs proposent des éclairages à la compréhension des agitations et des particularités motrices de l’enfant. Pour le praticien, il s'agit donc de supporter, de soutenir et d’entendre ces mouvements, comme un matériel psychique à interpréter.

 

Dans ce sens, la notion de mouvement permet de se dégager des diagnostics nosographiques actuels. Elle réhabilite une sphère essentielle de la construction identitaire et des mouvances pulsionnelles de l’enfant et de l’adolescent, aux différentes étapes fondatrices de l’« édification narcissique » et de l’« axe objectal ». En effet, le nourrisson se voit en proie à un bombardement sensoriel qui ne peut être entendu en dehors du corps en mouvement : le corps à corps dans le bain structurant des interactions fantasmatiques parents/enfants, les corps mouvant vers un environnement à explorer. Au temps adolescent, ce corps sera enclin au réveil pubertaire, mouvement majeur vers la génitalité.

 

Pour une approche psychopathologique du mouvement

 

Béatriz Janin ouvre un espace fécond pour se figurer la multiplicité des manifestations symptomatiques sous l’entité unique du TDAH, mieux connue du grand public sous le seul nom d’« hyperactivité ». Ces enfants ne pouvant s’empêcher de bouger mettent à mal le cadre thérapeutique : le thérapeute doit non seulement parvenir à établir un lien avec eux, mais il doit également lutter pour échapper à l’emprise de leur hyperactivité. Le pare-excitation – cette « enveloppe protectrice » qui a pour fonction de préserver notre équilibre psychique en filtrant nos perceptions du monde extérieur, et sans laquelle ces perceptions nous submergeraient de leurs excitations   – est particulièrement fragile chez l’enfant hyperactif. C’est pourquoi il « bouge sans but »   . Cet enfant n’a pas pu intégrer, au cours de son développement, ce qui différencie son dedans du dehors. Cet échec est le fait d’altérations précoces dans la relation à la mère, où n’a pas été rendue possible l’incorporation de la représentation unifiée de soi-même. Du fait de cette indifférenciation, les excitations internes sont comme anonymes, venant d’un extérieur flou et menaçant, s’apparentant à ce que Freud proposait comme définition de l’angoisse dans Inhibition, Symptôme et Angoisse (1926). L’enfant peut alors se défendre de cet interne-externe indifférencié par l’agitation motrice, une sorte de déploiement moteur de la pulsion qui cependant n’offre pas réellement de satisfaction quant au but puisque l’objet n’est pas identifié. La complexité des facteurs déterminant l’excès des mouvements peut se représenter comme une pirouette sur soi-même qui ne trouve pas de voie vers un extérieur ni de possibilité figurative. Cette piste de compréhension peut être approfondie à la lumière des concepts de désir, de fantasme, du préconscient, du Moi-peau   … Les défenses maniaques sont également évoquées dans la littérature sur l’agitation. L’idée principale de Janin est d’apprécier ces mouvements dans la pluralité de leurs configurations. Ces altérations s’originent-elles dans la relation mère/nourrisson ? N’est-ce pas l’édification narcissique qui se trouve ébranlée dans sa structuration ?

 

Dans l’univers des enfants autistes, Jérome Boutinaud invite à penser le recours à l’acte et au mouvement comme une tentative de contenir corporellement et psychiquement les angoisses. A la hauteur de ces angoisses, les créations symptomatiques du mouvement sollicitent, avec répétition, un colmatage provisoire de « la terrifiante sensation de béance éprouvée subjectivement »   . Accepter ces comportements dans le cadre thérapeutique permet de donner une place essentielle au corps, vecteur d’une esquisse représentative. Par cette invitation faite au clinicien, Jérome Boutinaud dessine une géométrie spatiale signifiante en rappelant que le corps symbolise un lieu de rencontre essentiel, en référence à ce qu’il a été aux premiers instants de la vie psychique : un lieu fécond et potentiellement structurant.

 

Enfin Victor Guerra enrichit le regard que la psychopathologie peut porter sur le mouvement en proposant le concept de « Faux self moteur ». Winnicott avait créé le concept du « self », qui correspond au sentiment que nous avons d’exister en tant qu’individu, au ressenti de notre intériorité propre, intime, qui constitue l’étoffe de notre personnalité véritable. Il avait alors désigné comme « faux self » le mécanisme de défense, que certains individus érigent de façon pathologique, pour se protéger d’un environnement ressenti comme menaçant s’ils ne conforment pas continûment et totalement leur personnalité aux attentes des autres. Concrètement, ces individus font preuve d’un conformisme pathologique. Ils ne parviennent pas à se vivre en tant que moi authentique, tant celui-ci leur semble menacé d’être détruit par l’autre. Or la logique de l’ « hyperactivité » semble présenter des analogies considérables avec la logique du « faux self », avec laquelle elle partage un déficit du ressenti de l’identité. En revisitant le concept winnicottien, le « Faux self moteur » de Victor Guerra permet alors de penser ces enfants « hyperactifs » comme des êtres mis à mal dans leur sensation continue d’existence. Pour pallier cette défaillance du ressenti de son identité, l’enfant hyperactif mettrait en place une prothèse motrice dont la fonction serait d’assurer la continuité du self. Mais pour Guerra, il ne s’agit pas d’une simple défense. Le « faux self »serait une modalité de fonctionnement permettant l’évitement relationnel. A l’origine de cet évitement, il y aurait eu, chez l’enfant hyperactif, un échec à intérioriser suffisamment de bons objets dans les premiers mois de la vie. Pour suppléer à cette défaillance angoissante de son environnement, ici de l’objet maternel, le nourrisson se serait pris lui-même comme objet de satisfaction. L’enfant hyperactif est alors décrit comme rapidement indépendant, autonome, peu tolérant à l’insatisfaction immédiate et dans la recherche continue d’une emprise sur l’environnement. C’est comme si le mouvement excessif sollicitait des sensations remplaçant celles apportées par les soins maternels sans pouvoir réellement servir l’axe libidinal objectal, c’est-à-dire sans développer sa capacité à investir l’autre comme objet de ses satisfactions. « L’enfant devient mère de soi-même, mais en bougeant trop »   . A l’appui de ce nouveau modèle théorique, une équipe mexicaine   partage le récit des actions et interactions de Noé et Pierre durant la première année de leur vie, deux bébés hyperactifs observés dans leur environnement. Ces observations riches et fines qui rappellent les travaux d’Esther Bick relatifs à l’observation du nourrisson illustrent cliniquement la conceptualisation du « Faux self moteur ».

 

Enfin, si les élaborations théoriques de cet ouvrage incitent le clinicien à faire des liens et à porter son regard sur l’enfant, elles invitent également à observer les mouvements de ses parents. C’est particulièrement le cas de la contribution de Joyceline Siskou, qui rend compte du ballet interactif entre le nourrisson et sa mère mais également de la « chorégraphie des corps » des adultes en présence du bébé – la mère, le père mais également l’analyste.

 

Le mouvement, une dynamique de l’être avant tout

 

Tout au long de l’ouvrage, l’approche du mouvement se veut heuristique. Il s’agit de découvrir, à l’opposé du versant psychopathologique du mouvement, un penchant à l'épanouissement du potentiel créatif. Pour Nicole Carels, le mouvement est alors « potentiellement créateur d’un gradient d’altérité et d’espaces tiercéisants dans la dialectique des champs intra- et inter-subjectifs »   : il est ce qui ouvre le sujet vers un au-delà de lui-même et des sujets avec qui il interagit.

 

Quant à l’angle psychosomatique défendu par Christine Jean-Strochlic, il appréhende la thématique du « mouvement » du côté des « mouvements internes ». Dans cette perspective, ces mouvements sont inhérents à la processualité même des processus psychiques et de leurs doubles destins possibles : la structuration subjective tournée vers l’autre ou une désorganisation pathologique tournée vers les fissures angoissantes infantiles. Le mouvement, comme acte ouvert sur l’altérité à soi, ou au contraire comme défense contre l’angoissant en dehors du soi, serait ainsi le révélateur du fonctionnement, sain ou pathologique, des processus psychiques.

 

Le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Ressources », propose une mise en perspective tridimensionnelle à partir des réflexions engagées par les différents auteurs dans les chapitres précédents. S. Missonnier propose de penser le mouvement dans l’exploration échographique comme vecteur d’une virtualité subjectivante, J. Vamos d’envisager la narrativité motrice comme support du récit subjectif et A. Konicheckis de percevoir le mouvement en tant que processus de subjectivation et de personnalisation.