Si la démocratie est en péril, il faut prendre le problème à la racine !

Adam a eu pour rôle de servir, travailler et cultiver le jardin d’Eden. Mais si Adam avait été artiste aurait-il aménagé ledit jardin selon des principes démocratiques ? C’est à partir de ce scenario originel que Joëlle Zask ouvre son nouvel ouvrage sur le rapport entre démocratie et agriculture. Aujourd’hui, les agriculteurs ont-ils entre leurs mains les atouts à partir desquels une culture démocratique pourrait s’élargir ? Ce propos révèle un retournement du mépris marxiste   à l’égard des paysans qui étaient imaginés en « sac de pommes de terre ».


Qu’on ne se méprenne pas, cependant ! L’auteure ne propose ni un énième retour à la terre (hypothèse Gaïa, deep ecology), ni un retour à la simplicité des mœurs primitives. Elle se défend justement de cultiver l’idéal du « lopin de terre » personnel dans lequel il s’agirait de s’enfermer   . Elle rappelle à juste titre que les partis pris autour de la terre, au sein du socialisme utopique comme au sein du fascisme, demeurent hautement problématiques. Rappelons-nous que chez Jean-Jacques Rousseau, l’éducation d’Emile passe par le jardin et la culture de la terre, non pour elle-même, mais en vue d’une éducation à la démocratie   .

 

Du projet agraire au paradigme démocratique


L’auteure entreprend ensuite une synthèse des expériences agro-politiques majeures. Elle part de l’anthropologie biblique de l’Amérique d’Emerson, pour s’attarder ensuite sur les jardins multiculturels de Buffalo, et en vient à évoquer Israël, la terre qui était par excellence fantasmée comme l’Éden incarné. Une dernière partie est consacrée aux jardins communautaires contemporains. Mais ce qui intéresse avant tout Joëlle Zask, c’est de voir comment toutes ces expériences sont sous-tendues par la recherche d’un équilibre entre les libertés de l’individu et la vitalité de l’association collective. L’auteure tente alors d’en tirer une perspective politique qui renforcerait l’approche contemporaine des collectifs, en soulignant une nouvelle possibilité : l’existence de groupes dont les finalités et les structures ne seraient pas fixées d’avance, mais progressivement décidées en commun. Il n’est pas question de faire le tour de toutes les expériences de liberté dont le site privilégié est la parcelle cultivée. L’auteure se contente d’exemples agraires paradigmatiques afin de mettre en évidence leur lien à la vie démocratique. Elle observe en effet que dans un certain nombre de ces regroupements sociaux, l’individu se relie aux autres sans se dissoudre, participe aux activités communes et s’intègre au groupe exclusivement en tant que participant, et non en tant que possesseur d’une « origine », d’une religion ou d’un statut identique aux autres.

 

Bâtir l'être-ensemble démocratique par un « faire ensemble »


Cette thèse se retrouve dans tous les ouvrages de l’auteure. La démocratie est théorisée comme un mode de vie primordial. Il s’agit donc de raisonner à partir de conditions, presque transcendantales, de la démocratie. Concrètement, l’auteure s’inspire de la révolution américaine pour donner chair aux valeurs démocratiques. Au niveau théorique, elle puise dans la pensée du philosophe américain John Dewey. La structuration de l’être-ensemble démocratique est alors envisagée comme une pratique de participation active dont pourrait résulter un consensus (qui n’est pas, lui, pensé de manière transcendantale). On comprend ainsi le plan adopté par l’auteure : les exemples paradigmatiques d’une « culture » démocratique sont intégrés dans une structure tripartite, qui va du plan de la réalisation de soi à la vie politique, en passant par des exercices de sociabilité. Joëlle Zask montre que chaque cas examiné présente un « faire ensemble » caractéristique de l’associationnisme participatif, et qui constitue à l’échelle de la planète le mouvement sociopolitique « sans doute le plus inventif et le plus prometteur ».

 

Réancrer la réalisation individuelle au sein d'une expérience collective


Forte de ces exemples modèles, qui sont parvenus à donner forme à nos modes de vie et à nos aspirations démocratiques, l’auteure réfléchit à la continuité de leur histoire : de la culture de la terre à la culture de soi, de celle-ci à la sociabilité démocratique, puis de la terre cultivée à la culture démocratique. Précisons que la mention de « culture de soi » ne doit rien à l’individualisme, dont l’auteure reconnaît qu’il est fort peu démocratique. Si elle défend l’idée de démocratie libérale, c’est en soulignant qu’en ce modèle, les individus ne sont pas plus écrasés par leur groupe que les groupes n’y sont instrumentalisés par les individus qui les composent. Dans une démocratie libérale, l’individu bénéficie autant du groupe que le groupe bénéficie des apports individuels. De surcroît, « plus les individus sont affirmés, cultivés, équilibrés, plus les groupes qu’ils forment sont actifs et énergiques. Réciproquement, plus les groupes sont ouverts et plastiques, plus il est profitable pour les individus de s’y associer ». Cet ouvrage rend ainsi parfaitement claire l’idée selon laquelle, dans le cadre démocratique, et plus largement, l’individu et la société ne sont des entités ni indépendantes, ni naturelles, ni données. La question des « champs » traversés de démocratie n’a de valeur positive que dans ce cadre, où individus et groupes déploient des processus conjoints, lesquels peuvent être considérés comme « critères pour évaluer le degré auquel la structure démocratique, comme mode de vie et comme institution, est réalisée ».


Cet ouvrage a aussi pour fonction d’exhumer et de réveiller en chaque lecteur une sorte de sous-culture démocratique : celle de l’individuation par la culture de la terre ; celle de l’éducation par l’expérience ; celle de la formation du caractère ; celle d’une culture de la liberté mais pas du libre-arbitre. Encore une fois, Zask ne prétend pas vouloir restaurer un idéal de la ferme contre l’urbanité, en suspendant les apprentissages urbains acquis depuis deux siècles. Il ne s’agit guère d’exhumer les images d’une nature idéale, primitive ou originaire, en harmonie avec l’humanité, mais bien de renouveler sans cesse une conceptualisation : il n’est de réalisation de soi que par la participation active de chacun à l’organisation globale de sa propre existence. Or c’est précisément ce genre de réalisation individuelle contre la promotion actuelle de l’individualisme, que Zask s’attache à réhabiliter. C’est ce qu’illustre le chapitre 2 consacré aux jardins partagés qui permettent aux individus de mobiliser certaines qualités sociales, comme la solidarité, la transmission et le partage. Pour Zask, plus généralement, l’expérience localisée du jardin partagé offre un modèle d’assemblage entre l’individuel et le collectif particulièrement abouti (et si répandu qu’il est étrange qu’il ait été si peu étudié). Encore faut-il remarquer que le jardin partagé n’équivaut pas au jardin du Phalanstère qui renvoie à un modèle agraire de type paternaliste.   .

 

Finalement, l’intérêt de la thèse soutenue, dont le vocabulaire « libéral » pourrait égarer le lecteur, est qu’elle ne traite jamais, ni l’individu, ni le collectif, ni la liberté, ni l’autonomie comme des modes figés d’existence. Zask remet tous ces éléments dans des rapports dynamiques qui permettent de mieux saisir que la démocratie n’est jamais acquise, elle constitue un exercice qui doit être en permanence renouvelé.