Shamini Flint, auteure malaisienne et globe-trotteuse trans-asiatique, signe un nouveau roman dans la série policière L'inspecteur Singh enquête à ... : une épopée en six volumes qui s'inscrit dans les problématiques politiques, économiques, sociales et religieuses de l'Asie du Sud Est contemporaine.

 

En Asie du Sud-Est comme ailleurs, on peut devenir un auteur à succès de romans policiers sur la scène internationale sans que de prime abord rien ne vous y prédispose. Après des études de droit à l’université de Cambridge, Shamini Flint choisit une brillante carrière d’avocate d’affaires à Kuala Lumpur d’abord (Zain) puis au sein du cabinet international Linklaters à Singapour. Son métier de juriste l’a conduit aux quatre coins de l’Asie pour soutenir ses partenaires entrepreneuriaux.

Elle décide d'abandonner cette vie cosmopolite au début des années 2000 pour devenir à trente-trois ans une enseignante de droit à l’Université nationale de Singapour. Elle met alors son expérience transnationale au service de ses étudiants mais également d’une carrière d’auteure pour jeunes enfants. Sa série illustrée pour pré-adolescent(e)s Sasha a été l’occasion de faire connaître la Cité-Etat où elle réside avec son époux britannique et ses enfants mais également l’Asie du sud-est en tous ses confins, l’Asie du nord-est et même l’Asie méridionale jusqu’au Maldives.

Cette expérience de globetrotter trans-asiatique a nourri sa compréhension du monde, des sociétés asiatiques et du comportement des hommes. Autant de savoirs dont elle a su habilement tirer profit pour mettre en scène et projeter loin de son pays l'inspecteur Singh, le héros sikh au cœur de sa série policière et que ses supérieurs notamment chinois ne supportent plus à leur côté.

 

Une peinture sans compromis des sociétés sud- asiatiques et extrême-orientales

 

L’Asie et l’Asie du Sud-Est sont des terres à part entières du roman policier. L’inspecteur Singh, au gré des desiderata de sa hiérarchie singapourienne, est dépêché aux quatre vents asiatiques comme le fut avant lui S. Flint, alors qu’elle était une femme d’affaires. A Bali, Kuala Lumpur, Mumbai, Pékin et Phnom Penh, le détective en baskets et tenue de sport vit avec les affres qui ont agité la période contemporaine de l’horreur khmère rouge : l’exploitation forestière forcenée de la région, l’extension de la consommation des stupéfiants dans le monde du travail et la corruption dans les opérations immobilières. Les récits ne sont pas des brûlots politiques mais ils dépeignent les sociétés d’Extrême-Orient et de l’ASEAN telles qu’elles sont devenues, et non telles que voudraient nous les faire croire leurs dirigeants conservateurs au nom de pseudo valeurs asiatiques et néo-confucéennes. Ce sens des réalités ne vaut pas à S. Flint que des amis, mais il donne du crédit et de l’épaisseur à ses histoires et ses personnages. Le récit est d’autant plus à hauteur d’homme que l’auteure y met beaucoup d’elle-même, y compris ce qui est né de ses échecs professionnels. L’inspecteur Singh qui enquête à Kuala Lumpur doit beaucoup à sa tentative avortée de faire du commerce équitable de café.

S. Flint exprime dans ses récits ses convictions militantes les plus fortes, notamment celles relatives à l’impératif de protéger l’environnement et lutter contre la déforestation des régions boisées d’essences primaires. Ce recours à soi est d’une certaine manière une solution de facilité car comme l’auteure l’a reconnu, son policier est d’ethnie indienne pour pouvoir puiser dans sa propre expérience familiale. Ces ingrédients font des récits de S. Flint des textes très asiatiques pour ne pas dire aseaniens, notamment dans la dimension modeste du principal protagoniste. Ils n’en sont pas moins parfaitement accessibles à tous les publics occidentaux et en premier lieu européens. D’ailleurs, ils ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre auteur à succès d’origine sri-lankaise qui fit de Singapour son terrain de jeu criminel, Nurry Vittachy dont les polars ont été traduits aux Editions Picquier. Les limiers des deux écrivains sont tout aussi ronchons, les textes des deux auteurs sont émaillés de nombreuses pointes d’humour, mais on demeure toujours dans la vraie vie de l'Asie, y compris dans ses dimensions spirituelles et religieuses (chamanisme, bouddhisme, feng shui, hindouisme, islam et islamisme…).

 

Des sociétés multiculturelles en mal de démocratie

 

En choisissant pour personnage principal un policier sikh dans une société multiculturelle, l’auteure malaysienne d’origine indo-ceylanaise nous rappelle combien de nombreux Sikhs souffrent, de par le monde, d’être confondus avec des musulmans extrémistes du fait du port de leur turban, et d’être à ce titre régulièrement pris à parti, verbalement voire physiquement, notamment par des Occidentaux. Shamini Flint se montre des plus sensibles sur les difficultés du vivre-ensemble d'un continent à l'autre. Ici comme dans tous ses romans, elle aborde avec courage ces sujets tabous qu'il est parfois si difficile d'évoquer en Asie du Sud-Est. Et elle le fait sans réserver ses critiques de la gouvernance singapourienne et du joug de l’Etat, quitte à flirter avec les règles juridico-administratives d’un pays qui ne goûte guère que l’on rappelle le caractère très dirigé de sa démocratie. Elle le fait également efficacement quand, par exemple, elle revient de facto, dans le volume consacré à la Malaisie, sur la disparition jamais élucidée depuis 2006 du militant écologiste suisse Bruno Manser à Bornéo.

 

Si le récit des enquêtes de l’inspecteur Singh se mène à un rythme enlevé, cela n’empêche pas son auteure de nous dépeindre les contradictions des sociétés des pays émergents dans lequel il évolue. Ce tour de force trouve son explication dans le travail méticuleux de documentation opéré par la rédactrice. Celui-ci fait merveille pour dépeindre la vie des terroristes indonésiens qui ont ensanglanté l’archipel indonésien à intervalles réguliers depuis plus de dix ans. Si les hommes et les femmes décrits dans L’inspecteur Singh enquête à Bali ressemblent aux terroristes de la Jemaah Islamiyah, ils pourraient aussi s’apparenter à tous ceux qui font aujourd’hui, dans l’ASEAN, allégeances à l’Etat islamique et reviennent du Levant.
 

Une immersion dans les milieux terroristes indonésiens


S. Flint sait décrire la vie quotidienne des apprentis terroristes, leurs longues heures d’attente et leur obligation d’obéissance, les interrogations du devenir des corps explosés et de leurs lieux d’inhumation. Ces séquences ne sont pas sans faire écho au remarquable travail universitaire récent de Riva Kastoryano   , et à la nécessité de ne jamais sous-estimer les insuffisances des esprits criminels alors qu’une attaque terroriste n’est rien d’autre qu’un meurtre à grande échelle. Tous ceux qui s’intéressent à la psychologie terroriste peuvent passer quelques temps avec ce livre en main tant il montre bien les problèmes de discipline dans les tâches quotidiennes de ceux qui sont appelés à mourir très prochainement, la valeur intrinsèque du sacrifice et la difficulté de soupçonner une future bombe humaine alors que la police et les services de renseignement côtoient son environnement affectif immédiat, familial et notamment féminin (mère, épouse, sœur). En contrepoint des descriptions du milieu terroriste et djihadiste combattant, les personnages périphériques sonnent particulièrement justes pour ceux qui connaissent l’Indonésie, ses lieux de villégiatures et de plaisirs. S. Flint rappelle les errements comportementaux de bien des expatriés et des touristes à Bali, tout comme les tensions communautaires entre les populations autochtones hindouistes et les migrants musulmans venus de Java et Sumatra.

 

Des romans "outils" ancrés dans l'actualité internationale et régionale

 

Les six volumes de la série policière initiée en 2008 sont profondément enracinés dans l’actualité économique et sociale asiatique. Ils peuvent être considérés comme d’utiles compagnons de voyage à ceux qui déambulent dans la région et veulent en saisir quelques-uns des soubresauts les plus récents. Tous les manuscrits policiers de Shamini Flint ont été publiés par les éditions Marabout. Ils connaissent aujourd’hui une nouvelle vie: depuis octobre 2015, ils sont réédités deux par deux et présentés dans un nouveau format, avec une nouvelle couverture et, plus étonnant, sous de nouveaux titres ("L’inspecteur Singh enquête à…") : il s’agit là de donner une unité à la collection et de mettre un peu mieux en scène le héros principal qui en fait la notoriété et l’attractivité ; mais aussi de préparer le marché pour un cinquième livre à paraître en mai 2016. Toutefois, ce choix commercial a pour conséquence de masquer l’ancrage des romans dans l’actualité internationale et régionale, parfois dans ce qu’elle a de plus dramatique. Ainsi, la « Conspiration à Bali » est devenue « L’inspecteur Singh enquête à Bali », or il n’en demeure pas moins que l’intrigue concoctée s’est nourrie de l’attentat de Kuta du 12 octobre 2002 mais également de celui contre les tours new-yorkaises du World Trade Center.

Les livres de S. Flint sentent non seulement bon la cuisine au curry, tant appréciée par l’inspecteur Singh : ils sont aussi à prendre dans toutes leurs facettes romanesques et sociologiques. Ils font de l’auteure une excellente promotrice du roman policier malaysien – et peut-être donnera-t-elle le goût à un éditeur de traduire les textes d’un autre fleuron du polar de la péninsule, Ovidia Yu, malheureusement indisponible jusqu’ici en langue française. Au-delà du genre policier, elle ouvre une fenêtre sur l'ensemble de  la littérature malaysienne qui compte bien des auteurs de renom pour promouvoir la Malaisie dans le monde littéraire, comme Preeta Samarasan, Tash Aw ou Tan Twan Eng. Chacun d'entre eux s’étant fait connaître en commençant par publier des nouvelles, les curieux pourront lire avec délice le recueil Nouvelles de Malaisie (Magellan&Cie, 2016) où l’on retrouve des récits de Preeta Samarasan et Tash Aw que S. Flint aime tant

 

Shamini Flint

L'inspecteur Singh enquête à... Bali

Marabout, 2015

320 p., 12,90 euros