Comment écrire sur soi et la douleur ? Ce roman de Noémi Lefebvre tente de répondre en refusant tout psychologisme et toute érudition.

 

Il y a une histoire. Celle d’une mère et de sa fille. Elles se retrouvent et portent chacune des troubles liés à l’histoire politique qu’elles ont traversée. La mère a passé son enfance dans un orphelinat des bonnes sœurs pétainistes. Le père a fait la guerre d’Algérie, qu’il appellait « ma guerre d’Algérie » pour taire l’indicible. Et Martine, qui revient, quadragénaire, vivre chez sa mère, ne se remet pas d’une « violence de guerre », comme on le dit en euphémisant.

Mais on ne le sait pas tout de suite. La parole résiste, le texte aussi. C’est l’histoire d’un retour aux origines de la parole, loin de toute civilisation, retour à la mère matricielle, parce que le civilisé ne comprend pas la douleur. Il a été dressé par l’éducation. Il a appris à traiter la souffrance avec méthode, avec des institutions. À l’hôpital, où se retrouve Martine, il y a des lettres pour le dire : HP, elle a fait une TS… des sigles qui cachent, qui taisent. Comment alors parler de soi ? Comment dire à ceux qui ne peuvent pas comprendre ? Comment guérir ? « Il faut essayer de composer un récit à peu près acceptable pour des gens qui ont des viscères, un foie, du sang et un cœur et toute une organisation qui les compose, et toute une composition qui les intègre, et par l’intégration leur habitus en dimension sociale qui fait la vie civile, mais il n’y a jamais le mot qu’il faut… »   . Du coup l’homme civilisé est « comme un chien, [il] ne peut pas en parler »   . Ce chien ne cesse de circuler dans le roman, double de cette douleur silencieuse.

Martine est allongée et elle ne cesse de dormir. Après l’homme qui dort de Pérec, il y a une femme qui dort  et qui ne se souvient pas. « Dans l’Algérie de mon père » il y avait…ce long passage résonne tel le « je me souviens » de Pérec, mais s’en éloigne tout aussitôt. Car Martine n’est pas Pérec, elle ne se souvient plus. Les mots s’arrêtent. De son père elle se souvient de ce qu’il disait. Mais lui aussi cache des vides, ou tout simplement  sa mémoire s’est faite oubli de l’innommable. L'écriture de Martine ne cesse de se heurter à une écriture, celle de Perec, dont elle porte la trace sans savoir pourquoi. Mais ce souvenir est désincarné et il ne lui reste que des slogans : « je me souviens », « l’homme qui dort », « Le XXIe siècle serait spirituel ou rien ». C’est d’ailleurs de cela qu'elle souffre : d’être habitée par des souvenirs auxquels elle est étrangère, dont elle ne se souvient pas, mais qui agissent sur elle. Elle veut oublier ce dont elle n’a pas la mémoire, chercher un espace libre. Alors elle habite les trous de sa mémoire, que son écriture restitue par un style où le saut de ligne figure cet entre-deux de l’écriture, la sienne. Une écriture du vide.

C’est à une lutte de l’écriture contre elle-même et pour elle-même que nous assistons. Comment se débarrasser d’un traumatisme dont on ignore tout, comme la femme de ce roman, Martine, qui se réfugie dans le lit de sa mère dans la quête d’un retour impossible à l’origine ? Y-a-t-il une origine pure, débarrassée de tout héritage ? L’écriture est-elle libre ou redevable à l’écriture qui la précède ? L’écrivain s’effondre devant cette perte de soi, cette étrangeté à soi, cette autobiographie impossible. Car ce qu’il pense être lui n’est qu’illusion. Dans Les mots, Sartre écrivait : « je suis un homme fait de tous les autres hommes », c’est-à-dire un homme de mots. Son autobiographie n’est chez Sartre que le listage des livres lus, des phrases retenues. Il est livre. Mais le personnage du livre n’est-il pas autre que cette succession de références cultivées ?

Alors Martine cherche du côté de sa propre vie. Cette vie qu’on dit sociale n’est que répétition à l’identique. Son écriture devient ainsi répétition sans fin, condamnée à la tautologie et à ne jamais sortir du premier mot : « Le soir je mangeais, je buvais, j’écoutais, je parlais, je buvais, je mangeais, je fumais, j’écoutais, j’attendais, j’attendais, je me couchais, j’attendais, je criais, je fumais, je dormais. Et tout ça en fonction »   .

Elle laisse par moment entrer le discours de la psychanalyse qui troue et meurtrit le texte de ses mots spécialisés et en même temps d’une généralité déconcertante. Peut-on employer le même mot pour chaque histoire ? « Le refoulé, le transfert, la mère, le père… ». Ce n’est pourtant pas « la mère » que Martine raconte mais « ma mère ». La science perd la subjectivité en réduisant le patient, comme ce chien dont elle se souvient, à un objet.

Comment dans ces conditions parler de soi ? En s’éloignant des habitus, en oubliant les mots serviles de la science qui prétend soigner. En racontant l’histoire d’un chien. Ainsi la narratrice substitue au « je » le « chien », qui n’est pas même sujet, qui est juste un objet. Mais le chien est plus sympathique que le rat de laboratoire auquel on ramène mécaniquement la compréhension du comportement humain, son comportement.

Ce n’est pas moi qui vais mal. Non. C’est la civilisation qui oublie les chiens que nous sommes. « L’homme civilisé comme un chien ne peut pas en parler, de sa douleur de chien »   . Alors on invente les hôpitaux, on enferme… elle écrit une vie de chien, peut-être en hommage à Charlie Chaplin. Mais surtout pour sortir le roman du psychologisme et rendre la parole à la littérature dans une sorte de « poiétique »  qui substitue au « je » égoïste, un objet, le chien, en remplacement du pacte autobiographique

 

 

L'enfance politique

Noémie Lefebvre 

Éd. Verticales, 2015

176 p., 19 euros